C’était
il y a très longtemps. Dans ces temps où
il y avait encore des royaumes, des châteaux, des rois, des princes et des
princesses, des ultra riches et des ultra pauvres (bon, c’est certain que pour
cela, ça a moins changé).
En ces
temps, donc, le Royaume Magnifique, situé sur un haut-plateau ensoleillé,
entouré de vertes collines, à plusieurs semaines à pied des autres royaumes,
tirait le diable par la queue. Les
coffres du château se vidaient à une vitesse affolante. C’est que le Royaume Magnifique, voyez-vous,
était flanqué d’un Roi beaucoup trop généreux et magnanime. Quand le Roi recevait la visite de membres de
la famille royale des royaumes avoisinants, il aimait à les recevoir avec des
mets somptueux, à organiser des réceptions grandioses et à les couvrir de
cadeaux.
Aussi,
il croyait en la capacité de chacun à changer et à se tourner vers la
lumière. Il était ainsi incapable de
réprimer ses sujets qui enfreignaient les lois.
Il ne pouvait se résoudre à emprisonner les voleurs, à pendre ceux qui
omettaient de payer leurs impôts et à exiler les traîtres. Quand ces hors-la-loi imploraient son pardon,
il leur donnait, de même qu’un peu de son or, question qu’ils aient de quoi se
partir sur leur nouvelle route du droit chemin.
Le Royaume
Magnifique était donc au bord de la ruine.
Mais le Roi avait un as dans sa manche.
Il avait une fille, la princesse Sabine.
Son seul et unique enfant qui lui succèderait sur le trône. Sabine avait l ’étoffe d’une future
reine : elle était digne et charismatique, brillante (d’intelligence et de
joie) et surtout, elle était plus pragmatique et économe que son père. Mais son plus grand atout restait sa beauté,
beauté qui permettrait fort probablement un mariage lucratif et qui permettrait
ainsi de sauver le royaume de la faillite.
La
seule difficulté était que Sabine n’accepterait pas n’importe qui comme mari et
que, vous imaginez bien que si le Roi était incapable de tenir tête à ses
hors-la-loi, il ne pouvait encore moins le faire avec sa princesse.
Au
matin du 14e anniversaire de sa fille, le Roi chargea donc Jean, son
valet, de trouver pour Sabine des prétendants riches et séduisants, de sorte
que, le jour de son 16e anniversaire, Sabine serait mariée et le
royaume sauvé. Le Roi se donnait deux
ans pour réaliser cet ambitieux projet qu’était celui de marier sa fille
unique.
Jean
partit donc sur son cheval à la recherche de prétendants. Une des premières choses que l’on remarquait
chez Sabine était son sourire. Toute l’étincellance et la pétillance du monde étaient dans ce sourire. Le premier groupe de prétendants qu’amena
Jean au château était donc composé de princes tout aussi lumineux que la
princesse.
Le
premier, le prince Philippe, un pimpant blond tout bouclé s’avéra toutefois,
sous ses airs altiers, être un vrai bouffon au rire insupportable. Le second, le prince Samuel, au sourire
discret mais sincère, se révéla un fort piètre orateur, ce qui irrita
profondément Sabine. Le troisième, le
prince Éloi, un grand brun au sourire réconfortant, charma aussitôt Sabine. Ils passèrent la soirée à danser
ensemble. Toute la soirée, il couva
Sabine d’attention, une fleur cueillit qui rappelait le vert de ses yeux, une
pâtisserie douce et sucrée qu’il fît préparer juste pour elle, un foulard de
soie pour la protéger des vents du haut-plateau. Sabine, qui n’était pas fille à se décider
rapidement, l’invita à passer la semaine au château. Chaque jour, le prince prenait le temps de se
balader dans les rues du royaume et de saluer ses futurs sujets. Aussi, il parlait souvent à Sabine de sa
propre famille et mettait beaucoup d’énergie à leur faire préparer des cadeaux
personnalisés. Un soir qu’elle soupait
seule avec son père et son futur époux, Sabine ne put que tristement constater
l’évidence : Éloi était comme son père.
Il était trop généreux, trop bon.
Elle ne pouvait pas épouser un homme qui avait le même caractère que son
père. Le prince Éloi quitta donc le
château à la fin de la semaine, l’air penaud.
Un
autre charme de Sabine résidait en son regard vif et franc. Jean ramena donc, pour cette seconde fois,
des princes dont l’intelligence et les compétences particulières dépassaient
les frontières de leur royaume respectif.
Il y eu d’abord le prince Charles, fin stratège et grand chasseur, dont
la réputation était plus qu’enviable. Il
pouvait abattre le cerf le plus rapide du territoire en dégainant une seule
flèche et pouvait atteindre trois canards en plein vol avec une seule balle de
son fusil. Jean était persuadé d’avoir
vu juste avec ce Charles, mais Sabine ne l’entendait pas ainsi. Comment faire confiance à cet habile tireur
? Sous ses airs enjôleurs, il cachait
peut-être un cœur cruel. S’il venait à
vouloir se débarrasser d’elle, il pourrait le faire prestement (en ces temps
reculés les crimes passionnels, fratricides, patricides et autres meurtres en ides étaient monnaie courante). Sabine refusa donc Charles. Elle avait vu juste, car celui-ci, à
l’annonce de ce refus, piqua une terrible colère et ne quitta le château qu’après
avoir saccagé la bibliothèque où Sabine lui avait annoncé la terrible
nouvelle.
Jean
ne désespéra pas pour autant et lui présenta ensuite le prince Henri. Grand et costaud, il était également un
musicien talentueux aux goûts raffinés.
Bien qu’éblouie au départ, Sabine le trouva bientôt exécrable de
prétention et le rejeta.
Il ne
resta plus, de ce second arrivage, que le prince François. De celui-ci, Sabine ne trouva rien à
redire. Beau, brillant, prêt à l’appuyer
sans vouloir la contrôler, capable d’être sérieux et joyeux à la fois. Et ce sourire, remplit de tendresse et
d’espoir. Les fiançailles furent
immédiatement annoncées, le mariage rapidement organisé. Tout le royaume était en joie, le Roi le
premier. Sabine venait à peine de fêter
son quinzième anniversaire.
Le
matin du grand jour, quand les domestiques entrèrent dans les appartements de
Sabine pour l’aider à se toiletter et à s’habiller, celle-ci était déjà debout
à la fenêtre, leur tournant le dos. Sans
crier gare, elle leur hurla de quitter la pièce sur le champ. Peu habitués à des excès de colère de la part
de la princesse, ils n’obtempérèrent pas immédiatement. La princesse se retourna alors, cachant son
visage d’un pan du rideau et réitéra son ordre.
Cette fois, confus, les domestiques quittèrent la pièce.
On
alla promptement avertir le Roi de l’humeur inattendue de la princesse. Lorsque celui-ci vint voir sa fille pour
tenter de la calmer, elle n’était plus dans ses appartements. On la chercha à travers tout le château puis
à travers tout le Royaume Magnifique, mais Sabine demeura introuvable. Les jours et les semaines passèrent et
toujours aucun signe de Sabine.
Le
prince François dépérissait de jour en jour. Il crut à l’enlèvement, puis au
meurtre, certainement un de ces rivaux jaloux.
Quand on mentionnait devant lui l’hypothèse de la fuite en s’appuyant
sur l’humeur désagréable de la princesse le matin des noces, il se mettait dans
une colère noire ; sa promise était si fortement éprise de lui qu’il était impossible
qu’elle ait pris la fuite.
Les
années passèrent toutefois et plus jamais on ne revit la princesse au Royaume
Magnifique.
Le
prince François finit par retourner dans son royaume et par épouser sa
cousine. Le Roi fut emporté par la folie
puis la maladie, laissant derrière lui un royaume déchu et sans héritier qui
fut rapidement conquis par les autres royaumes avoisinants.
Bien
des années après la mort du Roi, son ancien valet, Jean, traînait aux abords du
Royaume Grandiose, dans ses habits de voyageurs déglingués. Se cherchant un
toit pour la nuit, il cogna à la porte d’une vieille grange non loin du chemin. Une paysanne sans âge lui ouvrit et lui
permit de dormir dans la paille avec les animaux ; il devait toutefois se tenir
tranquille et ne pas faire de bruits. Cette
fille était d’une laideur ; des habits déchirés et le corps souillé, les
cheveux emmêlés, la peau ravagée, les dents pourries, d’ailleurs, il lui
manquait une incisive centrale supérieure et on entendait l’air passé par ce
petit trou quand elle parlait. Elle
parlait toutefois doucement avec un grand calme et avec des gestes gracieux.
Ils
discutèrent un peu avant d’éteindre les bougies et c’est là qu’il l’a
reconnue : Sabine ! Elle lui
raconta alors tout. Le matin de ses
noces, un peu nerveuse, elle s’était levée plus tôt que d’habitude et s’était
mise à se ronger frénétiquement les ongles, ce qui n’était pas dans ses
habitudes. Et puis, CRACK ! Une palette avait cédé, lui laissant ce trou dans la
bouche. Elle ne pouvait pas se présenter
ainsi à son époux. Elle n’était plus
digne d’être sa femme et encore moins d’être la reine du royaume. Elle était humiliée. Jamais plus elle n’oserait sourire. Et elle ne pouvait pas être une femme et une reine
qui ne souriait pas, tel n’était pas son destin. Elle s’était donc enfuit jusqu’ici, jusqu’à
l’épuisement. Elle s’était fait engager
comme fille de ferme. Ici, en compagnie
des animaux, elle oubliait son visage disgracieux, elle oubliait presqu’elle
était un être humain.
Ce texte est inspiré d’un événement
hautement traumatique qui a marqué mon début d’année, la perte de ma dent #21
en me rongeant tranquillement un ongle au bureau lors de ma première journée de
travail en 2019.