jeudi 24 janvier 2019

Le Roi fauché



C’était il y a très longtemps.  Dans ces temps où il y avait encore des royaumes, des châteaux, des rois, des princes et des princesses, des ultra riches et des ultra pauvres (bon, c’est certain que pour cela, ça a moins changé).
En ces temps, donc, le Royaume Magnifique, situé sur un haut-plateau ensoleillé, entouré de vertes collines, à plusieurs semaines à pied des autres royaumes, tirait le diable par la queue.  Les coffres du château se vidaient à une vitesse affolante.  C’est que le Royaume Magnifique, voyez-vous, était flanqué d’un Roi beaucoup trop généreux et magnanime.  Quand le Roi recevait la visite de membres de la famille royale des royaumes avoisinants, il aimait à les recevoir avec des mets somptueux, à organiser des réceptions grandioses et à les couvrir de cadeaux.
Aussi, il croyait en la capacité de chacun à changer et à se tourner vers la lumière.  Il était ainsi incapable de réprimer ses sujets qui enfreignaient les lois.  Il ne pouvait se résoudre à emprisonner les voleurs, à pendre ceux qui omettaient de payer leurs impôts et à exiler les traîtres.  Quand ces hors-la-loi imploraient son pardon, il leur donnait, de même qu’un peu de son or, question qu’ils aient de quoi se partir sur leur nouvelle route du droit chemin.
Le Royaume Magnifique était donc au bord de la ruine.  Mais le Roi avait un as dans sa manche.  Il avait une fille, la princesse Sabine.  Son seul et unique enfant qui lui succèderait sur le trône.  Sabine avait l ’étoffe d’une future reine : elle était digne et charismatique, brillante (d’intelligence et de joie) et surtout, elle était plus pragmatique et économe que son père.  Mais son plus grand atout restait sa beauté, beauté qui permettrait fort probablement un mariage lucratif et qui permettrait ainsi de sauver le royaume de la faillite.
La seule difficulté était que Sabine n’accepterait pas n’importe qui comme mari et que, vous imaginez bien que si le Roi était incapable de tenir tête à ses hors-la-loi, il ne pouvait encore moins le faire avec sa princesse.
Au matin du 14e anniversaire de sa fille, le Roi chargea donc Jean, son valet, de trouver pour Sabine des prétendants riches et séduisants, de sorte que, le jour de son 16e anniversaire, Sabine serait mariée et le royaume sauvé.  Le Roi se donnait deux ans pour réaliser cet ambitieux projet qu’était celui de marier sa fille unique.
Jean partit donc sur son cheval à la recherche de prétendants.  Une des premières choses que l’on remarquait chez Sabine était son sourire.  Toute l’étincellance et la pétillance du monde étaient dans ce sourire.  Le premier groupe de prétendants qu’amena Jean au château était donc composé de princes tout aussi lumineux que la princesse.
Le premier, le prince Philippe, un pimpant blond tout bouclé s’avéra toutefois, sous ses airs altiers, être un vrai bouffon au rire insupportable.  Le second, le prince Samuel, au sourire discret mais sincère, se révéla un fort piètre orateur, ce qui irrita profondément Sabine.  Le troisième, le prince Éloi, un grand brun au sourire réconfortant, charma aussitôt Sabine.  Ils passèrent la soirée à danser ensemble.  Toute la soirée, il couva Sabine d’attention, une fleur cueillit qui rappelait le vert de ses yeux, une pâtisserie douce et sucrée qu’il fît préparer juste pour elle, un foulard de soie pour la protéger des vents du haut-plateau.  Sabine, qui n’était pas fille à se décider rapidement, l’invita à passer la semaine au château.  Chaque jour, le prince prenait le temps de se balader dans les rues du royaume et de saluer ses futurs sujets.  Aussi, il parlait souvent à Sabine de sa propre famille et mettait beaucoup d’énergie à leur faire préparer des cadeaux personnalisés.  Un soir qu’elle soupait seule avec son père et son futur époux, Sabine ne put que tristement constater l’évidence : Éloi était comme son père.  Il était trop généreux, trop bon.  Elle ne pouvait pas épouser un homme qui avait le même caractère que son père.  Le prince Éloi quitta donc le château à la fin de la semaine, l’air penaud.
Un autre charme de Sabine résidait en son regard vif et franc.  Jean ramena donc, pour cette seconde fois, des princes dont l’intelligence et les compétences particulières dépassaient les frontières de leur royaume respectif.  Il y eu d’abord le prince Charles, fin stratège et grand chasseur, dont la réputation était plus qu’enviable.  Il pouvait abattre le cerf le plus rapide du territoire en dégainant une seule flèche et pouvait atteindre trois canards en plein vol avec une seule balle de son fusil.  Jean était persuadé d’avoir vu juste avec ce Charles, mais Sabine ne l’entendait pas ainsi.  Comment faire confiance à cet habile tireur ?  Sous ses airs enjôleurs, il cachait peut-être un cœur cruel.  S’il venait à vouloir se débarrasser d’elle, il pourrait le faire prestement (en ces temps reculés les crimes passionnels, fratricides, patricides et autres meurtres en ides étaient monnaie courante).  Sabine refusa donc Charles.  Elle avait vu juste, car celui-ci, à l’annonce de ce refus, piqua une terrible colère et ne quitta le château qu’après avoir saccagé la bibliothèque où Sabine lui avait annoncé la terrible nouvelle. 
Jean ne désespéra pas pour autant et lui présenta ensuite le prince Henri.  Grand et costaud, il était également un musicien talentueux aux goûts raffinés.  Bien qu’éblouie au départ, Sabine le trouva bientôt exécrable de prétention et le rejeta.
Il ne resta plus, de ce second arrivage, que le prince François.  De celui-ci, Sabine ne trouva rien à redire.  Beau, brillant, prêt à l’appuyer sans vouloir la contrôler, capable d’être sérieux et joyeux à la fois.  Et ce sourire, remplit de tendresse et d’espoir.  Les fiançailles furent immédiatement annoncées, le mariage rapidement organisé.  Tout le royaume était en joie, le Roi le premier.  Sabine venait à peine de fêter son quinzième anniversaire.
Le matin du grand jour, quand les domestiques entrèrent dans les appartements de Sabine pour l’aider à se toiletter et à s’habiller, celle-ci était déjà debout à la fenêtre, leur tournant le dos.  Sans crier gare, elle leur hurla de quitter la pièce sur le champ.  Peu habitués à des excès de colère de la part de la princesse, ils n’obtempérèrent pas immédiatement.  La princesse se retourna alors, cachant son visage d’un pan du rideau et réitéra son ordre.  Cette fois, confus, les domestiques quittèrent la pièce.
On alla promptement avertir le Roi de l’humeur inattendue de la princesse.  Lorsque celui-ci vint voir sa fille pour tenter de la calmer, elle n’était plus dans ses appartements.  On la chercha à travers tout le château puis à travers tout le Royaume Magnifique, mais Sabine demeura introuvable.  Les jours et les semaines passèrent et toujours aucun signe de Sabine.
Le prince François dépérissait de jour en jour. Il crut à l’enlèvement, puis au meurtre, certainement un de ces rivaux jaloux.  Quand on mentionnait devant lui l’hypothèse de la fuite en s’appuyant sur l’humeur désagréable de la princesse le matin des noces, il se mettait dans une colère noire ; sa promise était si fortement éprise de lui qu’il était impossible qu’elle ait pris la fuite.
Les années passèrent toutefois et plus jamais on ne revit la princesse au Royaume Magnifique. 
Le prince François finit par retourner dans son royaume et par épouser sa cousine.  Le Roi fut emporté par la folie puis la maladie, laissant derrière lui un royaume déchu et sans héritier qui fut rapidement conquis par les autres royaumes avoisinants.
Bien des années après la mort du Roi, son ancien valet, Jean, traînait aux abords du Royaume Grandiose, dans ses habits de voyageurs déglingués. Se cherchant un toit pour la nuit, il cogna à la porte d’une vieille grange non loin du chemin.  Une paysanne sans âge lui ouvrit et lui permit de dormir dans la paille avec les animaux ; il devait toutefois se tenir tranquille et ne pas faire de bruits.  Cette fille était d’une laideur ; des habits déchirés et le corps souillé, les cheveux emmêlés, la peau ravagée, les dents pourries, d’ailleurs, il lui manquait une incisive centrale supérieure et on entendait l’air passé par ce petit trou quand elle parlait.  Elle parlait toutefois doucement avec un grand calme et avec des gestes gracieux.
   Ils discutèrent un peu avant d’éteindre les bougies et c’est là qu’il l’a reconnue : Sabine !  Elle lui raconta alors tout.  Le matin de ses noces, un peu nerveuse, elle s’était levée plus tôt que d’habitude et s’était mise à se ronger frénétiquement les ongles, ce qui n’était pas dans ses habitudes.  Et puis, CRACK ! Une palette avait cédé, lui laissant ce trou dans la bouche.  Elle ne pouvait pas se présenter ainsi à son époux.  Elle n’était plus digne d’être sa femme et encore moins d’être la reine du royaume.  Elle était humiliée.  Jamais plus elle n’oserait sourire.  Et elle ne pouvait pas être une femme et une reine qui ne souriait pas, tel n’était pas son destin.  Elle s’était donc enfuit jusqu’ici, jusqu’à l’épuisement.  Elle s’était fait engager comme fille de ferme.  Ici, en compagnie des animaux, elle oubliait son visage disgracieux, elle oubliait presqu’elle était un être humain.

Ce texte est inspiré d’un événement hautement traumatique qui a marqué mon début d’année, la perte de ma dent #21 en me rongeant tranquillement un ongle au bureau lors de ma première journée de travail en 2019.


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