Lorsque mon père est mort,
il était partout. Il a quitté sa maison
un jour, pour l’hôpital, et il n’est jamais revenu. Il n’a pas fait sa valise, il n’a pas vendu
sa maison pour en acheter une plus petite, il n’a pas fait de séjour dans une
résidence auparavant, il est simplement parti.
Il s’est volatilisé du jour au lendemain, laissant tout derrière lui.
La première fois que je suis retournée chez lui après sa
mort, il habitait encore la maison. Il y
avait ses bottes dans l’entrée, ses manteaux dans la garde-robe, de bouts de
papier ici et là avec son écriture dessus.
Il y avait ses livres qui traînaient, sa musique dans le système de son,
son calendrier d’accroché au mur avec ses rendez-vous de notés. Il y avait des messages de ses amis sur le
répondeur, du courrier à son nom. Il
était également partout dans son érablière, dans sa cabane à sucre, dans sa
grange, dans son atelier. Les choses
étaient encore rangées à sa façon, selon son ordre à lui. Le banc de scie était encore branché, des
planches coupées étaient déposées à son côté. Un travail interrompu, jamais
repris. Un pot de vis était ouvert sur
l’atelier, la dernière sorte dont il aura eu de besoin, peut-être pour une
réparation urgente, oubliant alors de ranger le pot.
Je me souviens de ma première marche dans l’érablière, il y
avait, à un certain endroit, des tronçons d’arbres coupés et cordés. Je me
rappelle m’être dit, à ce moment-là, que c’était probablement lui le dernier à
les avoir manipulés, quelques semaines auparavant, quelques mois tout au plus. Je
le voyais presque, là, juste devant moi, en train de travailler. Les premiers temps après sa mort, quand
j’entrais dans sa cabane à sucre, j’avais l’impression de marcher directement
dans ses pas, de toucher ce qu’il venait à peine de toucher. Peut-être y avait-il même encore des
empreintes de ses doigts sur l’évaporateur.
Deux ans plus tard, que reste-t-il ? Il ne reçoit plus de courrier ni de message
de ses amis. Je reçois encore des
documents au nom de la succession Yves
Lacombe, mais bientôt, eux aussi cesseront, effaçant son nom. Ses vêtements, ses livres, ses disques ont
été triés, donnés, rangés. Le dernier à
être passé dans la grange, c’est moi, ma sœur, ma belle-mère, mon chum, ou mes
demi-frères. Nous réorganisons les
objets, rangeons à notre façon. Le sol
autour de la maison, les sentiers dans la forêt, les champs, ont été foulés par
d’autres, effaçant ses pas.
L’évaporateur a été manipulé par d’autres mains, effaçant l’empreinte de
ses doigts. Les dernières cannes de
sirop d’érable qu’il avait achetées ont été remplies, le dernier bois qu’il
avait fendu a été brûlé, la dernière sauce à spaghetti qu’il avait cuisiné a
été mangée.
Son souvenir est encore là, dans quelques objets choisis et
exposés ici et là, dans quelque façon de faire que nous gardons de lui, dans
quelques réparations qui tiendront encore quelques années. Mais au fil du temps, ses objets deviendront
les nôtres. Les décisions qu’il avait
prises, les choses auxquelles il croyait, seront mélangées aux nôtres, pour ne
faire plus qu’un, un amalgame, de lui, de nous, des autres avant lui, des
autres à venir, comme un bon vin qui se bonifie avec les années. Sa maison sera la nôtre, ses terres seront
les nôtres. Et tout se mélangera. De lui, il ne restera plus rien de tangible,
de concret. Sa présence deviendra qu’un lointain souvenir. Il restera une mémoire, une impression, une
émotion. Les souvenirs seront de plus en
plus flous et de moins en moins nombreux.
On oubliera jusqu’au son de sa voix.
Je le sais. Ça s’est passé comme ça pour ma maman.