Il
est arrivé ce moment tant redouté. Ce
moment que j’aurais voulu éviter, contourner. Ce moment que je continue de
repousser, de toutes mes forces, avec mes deux bras et mes deux jambes, et toute
l’énergie du désespoir qu’il me reste.
Pour
ma mère, j’ai pu l’éviter. Mon père nous
l’avait pourtant dit et répété : « Les filles, il faudrait regarder
ce que vous voulez garder dans les vêtements de Marie », « Les
filles, il faut voir ce qu’on fait avec les bijoux de maman », « Les
filles, venez faire le tri dans les affaires de maman, car je vais donner ce
qu’il reste ». Il a fini par faire
le tri lui-même de ses affaires et nous amener chez-nous des boîtes de trucs
qu’on était susceptible de vouloir garder.
J’avais 16 ans. J’ai pu me soustraire à cette responsabilité, faire
comme si cela n’existait pas.
Aujourd’hui, c’est mon père qui est décédé et c’est ma belle-mère qui a
fait des piles avec ses effets personnels, ma sœur et moi devons aller voir ce
qu’on veut garder. Une chance qu’elle a
fait le premier pas, moi c’était au-dessus de mes forces. Maintenant, je ne peux plus me défiler comme
à 16 ans par contre. Je suis une adulte,
il paraît.
Alors,
me voilà, avec ma sœur, dans la maison de mon père, à regarder les piles. Évidemment, nous pleurons. Nous regardons tous ces objets hétéroclites,
comme autant de morceaux de vie, inertes.
Je suis étonnée de constater à quel point certains objets semblent avoir
perdu toute contenance maintenant que mon père n’est plus là pour les faire vivre. D’autres, pourtant, portent en eux tellement
de souvenirs qu’ils sortent du lot, semblent devenir plus beaux, plus grands
que nature.
On
commence par les livres et les articles de toilette. Les articles de toilette, c’est ce qu’il y a
de plus facile, nous n’avons pas trop d’attachement avec ses brosses à dents et
son désodorisant, mais il faut tout-de-même faire le geste de les jeter à la
poubelle. Le partage des livres se passe
plutôt bien, je ne veux pas des livres de recettes et ma sœur ne veut pas des
romans. On s’accroche sur le grand livre
des oiseaux. De lui, naîtra la pile
litigieuse, c’est-à-dire la pile des affaires qu’on veut toutes les deux et
qu’on ne sait pas trop comment gérer ça, là, maintenant. À mesure que nous progressons dans notre tri,
la pile grossit. S’ajoute au grand livre
des oiseaux, entre autres, un porte-crayon qui a trôné sur le bureau de nos
parents toute notre enfance et la peinture de loups de Robert Bateman, que mon père aimait bien montrer à tout le monde en
demandant à chacun combien de loup il voyait dans l’image.
À un certain moment, je tombe sur une
pince à sourcils (peut-être plus une pince à poils de nez, au fond) et je dis à
ma sœur que j’aimerais la garder. Et là,
un profond découragement s’empare de moi, je vois l’immensité de la maison, du
sous-sol, de la grange, de toutes les garde-robes, et je me vois discutaillant
avec ma sœur pour le moindre petit objet se trouvant dans cette propriété. Je me dis alors que tout cela sera une
expérience fort déplaisante et le mal de tête me prend. Cette maison m’apparaît soudainement à la
fois immensément vide de la présence de mon père et immensément pleine de tous
ses objets.
Je
n’arrive pas à me départir de la plupart des livres. Je sais que mon père a déjà fait un premier
tri il y a quelques années, donc ceux qu’il a décidé de garder, c’est certainement parce qu’ils
avaient une résonnance particulière pour lui, je veux donc voir comment je peux
me relier à mon père à travers eux. Il y
a aussi ses lunettes dans leur étui. Je
me demande si c’est un bon souvenir à conserver. Je dois passer un bon quinze minutes à tergiverser,
les tournant et retournant dans mes mains.
Je finis par les garder. Ouf ! Je ne suis pas sortie du bois !
Je
mets ensuite la main sur une chemise contenant tous les papiers relatifs au
décès de mes grands-parents. Il s’agit
de la même chemise que j’ai chez-moi, chemise fournie par le salon funéraire,
mais la mienne contient les papiers concernant le décès de mon père. Je me demande quoi faire avec. Si je la garde, que feront mes propres
enfants avec cela, eux qui n’ont pas pratiquement pas connus leurs arrières grands-parents
? Je pense à tous ces souvenirs que je
garde chez-moi dans des boîtes, qui intéresseront-ils à part moi ? Ne
devrais-je pas jeter tout ça dès maintenant pour ne pas encombrer mes proches à
ma mort ? Que restera-t-il de moi, une
fois que mes enfants auront fait le tri de mes propres affaires ? Quels objets
garderont-ils comme témoins de ma mémoire, quels objets relieront-ils à moi
pour une raison ou pour une autre ? Y
aura-t-il un porte-crayons dans leur pile
litigieuse ?
Pour
cette première offense, nous n’avons même pas fait le tour de toutes les piles
et nous sommes aussi épuisées que si nous avions couru un marathon. Je cherche un sac assez grand pour mettre
tout ce que j’ai décidé de garder dedans, le sac à poubelle se trouve à être la
seule option. À mesure que je mets ses choses dedans, je suis envahie d’une
grande tristesse, c’est comme ça que ça finit : toute une vie dans un sac
poubelle. Je suis en train de le faire disparaître.