vendredi 27 octobre 2017

Silence, on agresse


Je suis troublée.  Profondément troublée par tous ces témoignages de femmes qui dénoncent leurs agresseurs, par toutes ces plaintes portées à la police.  Je suis troublée par la quantité.  Je suis troublée par le temps.  Par tout ce temps écoulé pendant lequel les victimes ont gardé le silence.  Je suis troublée par la certitude que j’ai que ce n’est que la pointe de l’iceberg.  

  À l’écoute de chaque témoignage, au nom d’un nouvel agresseur qui tombe, j’ai des frissons qui me parcourent tout le corps.  Des frissons de fierté et de dégoût à la fois.  Une fierté de voir que nous sommes peut-être rendus là, à pouvoir dénoncer sans crainte de représailles, ce qui, en soi, constitue un message d’espoir pour toutes les jeunes femmes en devenir.  Je ressens aussi beaucoup de dégoût.  Comment autant d’hommes ont pu agresser autant de femmes ici même, au Québec, un endroit qui se targue de prôner l’égalité homme-femme ?  Comment tous ces hommes ont-ils pu agir en toute liberté sans que personne ne se doute de leurs terribles agissements ?  Qu’est-ce que ça prendra pour que ces hommes comprennent que les femmes ne sont pas à leur disposition, qu’elles ne sont pas un buffet all you can eat ? Une femme.  Une inférieure.  Un objet que l’on peut souiller. Le deuxième sexe.  Le sexe faible.  Je croyais que ces idées appartenaient à une autre époque, à d’autres cultures.  Je suis sous le choc.  Choquée, je suis. Tout ça n’était que de la poudre aux yeux ? On n’est pas si évolué que ça au fond. On est tristement arriéré.  On tolère que les femmes travaillent pour mieux les agresser. Telle la femme au foyer qui ne dénonce pas son mari violent pour ne pas se retrouver à la rue, la femme qui travaille ne dénonce pas son employeur pour ne pas se retrouver dans cette même situation.  Qu’est-ce que ça prendra pour atteindre réellement cette tant convoitée égalité homme-femme ?  N’est-ce qu’une vague utopie ?

          J’ai une grande compassion et une grande admiration pour toutes les victimes qui ont eu le courage de continuer à avancer et qui tentent d’avoir une vie normale malgré tout ce qu’elles portent en elles.  Et je crois que nous sommes tous, de près ou de loin, complices de ces agressions, lorsque nous refusons de voir la réalité telle qu’elle est, lorsque nous donnons trop d’importance à certains personnages publiques, et en faisant croire aux filles, depuis leur tout jeune âge, qu’il faut souffrir pour réussir.

          En espérant que cette vague de #moiaussi puisse amener des changements profonds dans notre société.

jeudi 26 octobre 2017

Des morceaux blancs


Nous marchons tous vers la cabane à sucre.  Nous allons chercher mon père. On est en plein cœur du mois de juin, ça fait une éternité que je suis allée à la cabane à sucre en cette saison.  La flore est pour le moins luxuriante, ça contraste avec la grisaille du mois d’avril.  Nous sommes tous là, les enfants, Richard, ma sœur, mes demi-frères, ma belle-mère et même les deux chiens.  Loïc, cinq ans, chigne parce que les herbes hautes lui chatouillent les jambes.  Nathaël, 8 ans, est déjà loin devant et se plaint des adultes qui avancent trop lentement.

          Nous arrivons à la cabane à sucre, elle a un air abandonné avec tout ce foin qui pousse autour. On entend le bourdonnement des insectes qui ont envahis les lieux.  Nous pénétrons à l’intérieur et je ressens le vide, l’abandon encore une fois.  « Il n’est plus là, qui va s’occuper de moi maintenant ? », semble nous dire la cabane.  Geneviève ouvre l’armoire en métal blanc près de l’évaporateur et sort le sac en feutre rouge qui contient les pots.  J’ai soudainement une envie pressante de les voir, de constater de mes propres yeux ce qu’il reste de mon père. Voilà, Geneviève sort les pots un à un.  Des pots Masson, comme dans la blague de François Pérusse.  Ça en fait quand même une bonne quantité. C’est gris, plus pâle que je l’avais imaginé.  Ma sœur se met à pleurer, je pleure aussi.  Les enfants se chicanent, ils se frappent, je dois les priver de leur tour de 4 roues, j’aurais voulu pleurer davantage mon père et ce vide immense qu’il laisse derrière lui, pleurer sa mort à tue-tête, mais la vie me rattrape, je dois avant tout empêcher mes enfants de se battre constamment, il faut que je m’occupe de cela.

          Nous choisissons un pot, une partie de lui, puis Geneviève range le reste et nous sortons de la cabane.  Ma sœur tient mon père entre ses mains, elle a pensé à s’habiller en noir, moi pas.  Je porte la camisole que j’avais le jour où il est décédé, mais c’est un hasard.  Nous pleurons doucement, pas de gros sanglots, seulement des larmes qui coulent.  À mi-chemin, ma sœur me demande si je veux porter papa à mon tour.  Je dis oui.  On dirait la passation de la flamme olympique, sauf que c’est le commencement de rien.  En fait, non, c’est le commencement de notre vie sans lui.  Nous marchons dans les champs en transportant une partie de notre père dans un pot Masson, c’est notre procession à nous, de la cabane à sucre à la ferme, même si c’est improvisé, ça l’a quelque chose de solennel.

De retour à la ferme, nous embarquons dans la voiture de mon père pour se rendre  à ses terres sur le bord du lac Long.  En fait, ma belle-mère, mes deux demi-frères, ma sœur et moi embarquons dans sa voiture et Richard suit avec les enfants.  Sa voiture, un Toyota RAV-4 qui a eu son lot de problèmes, sera vendue dans deux jours, c’est son voyage d’adieu, son dernier tour avec nous, elle qui nous a tous transportés plusieurs fois à l’hôpital durant le dernier mois.  On passe devant la clairière où se tenait jadis la maison d’enfance de mon père, on roule sur les chemins de gravier qui l’ont vu grandir, on longe le ruisseau dans lequel il a pataugé.  J’ai peine à croire qu’il ne verra plus jamais ces endroits.  Même si la balade est lourde de sens, dans l’auto on évoque plutôt gaiment son souvenir, on jase de tout et de rien, les filles, à l’arrière, on trouve qu’il fait chaud, les gars, à l’avant, qu’il fait froid.  Je tiens dans mes mains quelques fleurs jaunes que Loïc a cueillies lors de notre procession dans les champs, elles sont déjà fanées. La vie les a quittées sans que je ne m’en aperçoive. 

          Après notre pèlerinage sur ses terres natales, nous prenons le chemin du lac Long.  Nous stationnons les voitures et commençons notre courte marche vers le lac.  Un arbre est tombé au milieu du sentier.  Nous le contournons sans rien dire, mais je sais que tous pensent la même chose : qui s’occupera d’entretenir le sentier dorénavant ? Je réalise soudainement tout le travail que mon père faisait pour nous, travail immense que je ne remarquais même plus. Une fois l’arbre contourné, je le regarde à nouveau derrière mon dos, comme si je ne pouvais détacher mon regard de cet arbre mort, pendant plusieurs minutes il m’obsède, je ne cesse de me demander comment nous allons nous y prendre pour dégager le sentier. Je me sens envahie, envahie par l’arbre, envahie par ma souffrance.

Puis, le lac apparaît au bout du sentier.  J’avais oublié sa beauté, oublié le bienfait que la vue d’une étendue d’eau me procure.  Un peu apaisée, je pars à la recherche d’un buisson afin de pouvoir me changer. Quelques minutes plus tard, nous sommes tous debout sur le quai en maillot de bain (en fait, je crois que mes demi-frères sont en sous-vêtements). Il fait une chaleur écrasante.  On se demande alors comment procéder, on se questionne à savoir si on doit d’abord sortir le sac du pot ou non.  Les enfants, eux, ne demandent qu’à se baigner, ils se demandent ce qu’on peut bien foutre à tergiverser autour de ce pot Masson, ils savent qu’il s’agit de grand-papa, mais quand même, ils ont chaud.

          Enfin, chacun finit par y aller à sa façon : saupoudrage au-dessus de l’eau, poignée lancée à la volée, dépôt délicat à la surface de l’eau.  Les gestes sont d’abord hésitants, incertains, on se regarde les uns les autres du coin de l’œil, puis on finit par prendre de l’assurance, on devient créatif, on tente de diriger notre poignée à un endroit précis au fond du lac, on demande si on peut en prendre encore un peu, comme pour un bol de crottes de fromage.  On analyse sa texture dans nos mains, on l’observe.  Quelqu’un remarque les morceaux blancs, on pense d’abord aux dents, mais vu la quantité, on statue plutôt pour des morceaux d’os.  Ce qui me frappe à ce moment-là, c’est que je peux encore toucher mon père, au sens propre du terme.  Cette poignée de cendres au creux de ma main c’est bien lui, je peux encore avoir un contact physique avec lui.  Au départ, j’avais rejeté l’idée de garder ses cendres à la maison, elles m’apparaissent pourtant aujourd’hui comme la seule chose tangible qu’il reste, mon seul point de contact réel avec lui.

          On en est maintenant à orchestrer la scène finale.  Mon père ayant été un grand baigneur, amoureux des lacs, se jetant toujours à l’eau d’un coup, on décide de prendre chacun une poignée de lui dans le creux de nos mains et de plonger à l’eau une dernière fois tous ensemble.  Sous l’air ahuri des enfants, tous les adultes se lancent à l’eau au compte de trois dans une synchronisation surprenante.

          « Ah ! L’eau est bonne ! ». Il me semble que je l’entends prononcer ces mots qu’il a si souvent dits, en ce 19 juin de la fête des pères.

 

 

jeudi 19 octobre 2017

Mon fils aime Pat Metheny


Plus mes enfants grandissent, plus ils développent leur propre personnalité.  Parfois, je me reconnais en eux, parfois je reconnais leur père et parfois je me demande d’où ils peuvent bien sortir tel ou tel trait de caractère !

          Il y a mon aîné, qui a toujours un surplus d’énergie, qui est méga en forme, qui fait tout en courant et il y a mon chum et moi, plutôt sur le moule patate de sofa.  On se demande souvent où il a bien pu prendre ces gênes-là.  Il y a mon cadet aussi, qui fait des mauvais coups dès qu’on a le dos tourné et il y a mon chum et moi, qui sommes maîtres dans l’art de respecter les règles.

          À d’autres moments, je me vois en eux et ça me fait un peu peur, je vous avoue.  Quand je vois mon plus vieux stresser à n’en plus finir face à un quelconque changement et être ensuite tout content du dit changement, cela me fait inévitablement penser à moi qui est passée maître dans l’art de m’énerver pour rien.  Je pense aussi à mon cadet, qui change carrément de personnalité en présence d’étrangers, figé par la timidité.  Je voudrais ne pas transmettre mon anxiété à mes enfants, mais j’ai l’impression qu’il est déjà trop tard, que je leur ai déjà transmis, à croire que c’est passé directe par le placenta lorsque j’étais enceinte.

          Mais je crois que ce qui me fait le plus sourire, c’est lorsque je remarque que mes enfants commencent à ressembler à leur père.  Je veux dire, pas physiquement, mais mentalement, dans leurs goûts, dans leurs choix, dans leurs tempéraments.  Comme ce moment historique où, dans la voiture, mon aîné a prononcé ces mots : « J’aimerais ça écouter Pat Metheny, comme l’autre fois » Quoi ?! Nous avions écouté Pat une fois ou deux seulement en sa présence et il avait assez aimé ça pour se rappeler son nom ?! Et pour en redemander ?! Bon, après il a quand même ajouté : « Ça me fait penser à la musique de Mario Cars ». 

Moi qui négocie avec mon chum depuis 17 ans pour limiter au maximum le temps d’écoute patmethenyen. C’était maintenant deux contre un. Le sourire que mon chum a fait, ce sourire, je vais m’en rappeler toute ma vie.  Le sourire de la victoire, de la satisfaction : son fils avait la même sensibilité musicale que lui.  Voilà. Il n’était plus seul. C’était moi qu’on isolait dans un coin.  Je ne pouvais plus rien ajouter. Je ne pouvais toujours pas critiquer les goûts de mon propre fils, de ce demi-Dieu ambulant, pas à 9 ans, du moins. Comme mère, je me devais de faire fleurir son estime personnel ; je valorisais toujours ses choix vestimentaires, ses choix de jeux, ses choix de film, etc.  Il était hors de question de faire comme d’habitude et de me mettre à crier : « Pat Metheny, c’est plaaaaaaaaaate !!! ».  Et ça, mon chum le savait très bien, d’où l’infinitude de son sourire.  J’étais piégée. Mon fils aimait Pat Metheny. Je ne l’avais pas vu venir celle-là.  C’était sûrement passé direct par les spermatozoïdes.

jeudi 12 octobre 2017

Ma trentaine au St-Hubert


Dans les dix dernières années, je ne compte plus les fois où nous y sommes allés (nous = mon chum, mes enfants et moi).  Je pense que ça se compte par centaine. Quand tu as des enfants, jeunes ou moins jeunes, et que tu veux manger au restaurant en famille, tu finis inévitablement au Saint-Hubert.  Nous avons pourtant fait des efforts pour diversifier nos choix, nous avons essayé d’autres chaînes de restaurant, nous avons essayé d’autres restos de type familial indépendants, mais nous finissons toujours par aller manger notre poulet rôti (quoique je dis ça mais, avec le temps, on a pas mal fait le tour du menu) au St-Hubert.  C’est une espèce de certitude que tout le monde va être content.  Le service est ultra-rapide, les repas pour enfants ne sont pas trop dispendieux et on est certain qu’ils vont tout manger (et non laisser le trois quart de leur spaghetti à 10$ dans l’assiette en disant qu’ils n’aiment pas le goût), les adultes aussi vont relativement bien manger (ça reste une rôtisserie, mais quand même) et pourront prendre un petit verre pendant que les enfants s’amusent dans la salle de jeu (bon, au départ elle contenait des jeux plus créatifs dans le style blocs de constructions, dinosaures et camions de pompier mais, maintenant, il n’y a que des télévisions et des jeux vidéo, ce qui n’est pas super super pour la culpabilité parentale, mais qu’est-ce qu’on ferait pas pour un petit verre bu en toute tranquillité ?). Dire que je ne suis même pas payée pour écrire tout ça (il doit y avoir quelque chose quelque part que je n’ai pas compris…). 

Toutefois, St-Hubert n’est pas les plus hot côté breuvages pour enfants.  Et là je vais m’adresser à tous les restaurateurs de la planète : NON, tu ne peux pas servir à un enfant de 2 ans du lait dans un verre en vitre et le remplir à ras bord avec une petite paille ridiculement minuscule qui flotte dedans !  Une mention spéciale à Boston Pizza qui a compris : verre en plastique avec une grosse paille ET un couvercle ! Là-dessus, St-Hubert vient à peine d’allumer, et encore, le virage n’est pas partout complété…

Cela dit, comme ça va bientôt faire 10 ans que je me trimbale d’un St-Hubert à l’autre, je commence à faire une sérieuse overdose de poulet rôti avec des frites et de côtes levées avec salade césar.  J’ai même essayé les salades-repas et les poitrines de poulet grillé ; j’ai mangé mon poulet en-dedans, en-dehors sur la terrasse, pour emporter dans ma maison ; j’y ai organisé des fêtes d’enfants.  Je pense que, lorsque les enfants seront rendus trop vieux pour nous suivre, je vais me faire une cure de désintoxication de St-Hubert d’au moins 10 ans.  Adieu, le coq avec l’index, adieu salade de choux crémeuse ou traditionnelle, adieu café non-inclus dans la table d’hôte, adieu petit pain rond aplatit, adieu sauce BBQ que j’ai juste le goût de boire à même le bol, adieu peau de poulet croustillante (psst…le summum c’est de tremper la peau du poulet, juste la peau, dans la sauce…), adieu petit bonbon avec du chocolat à l’intérieur, adieu régal familial pour 4, adieu festin fêtes après fêtes, adieu petit clown de crème glacée qui fond avant même que les enfant aient commencé à le manger,…

Adieu.

jeudi 5 octobre 2017

80 Bougies




Au dernier solstice d’été, mon beau-père a fêté ses 80 ans.  80.  Pensez-y, peu d’entre nous aurons la chance de se rendre jusque-là.

          Pour célébrer son entrée dans le groupe des octogénaires, il souhaitait aller bruncher dans un endroit chic, ce que nous fîmes.  Il était content d’avoir toute sa famille autour de lui, une petite famille, mais quand même.  Son fils aîné, mon beau-frère, prendra sa retraite dans quelques années.  Mon fils aîné à moi, il a 9 ans.  Je trouve cela surréaliste de penser que je puisse être encore en vie le jour où  mon fils prendra sa retraite, même ma propre retraite me semble bien loin.

          Avant notre départ pour le brunch, au petit matin, j’ai pris mon café avec mes beaux-parents sur leur terrasse surplombant le fleuve Saint-Laurent.  Ils ont parlé de leur ancienne maison, une belle victorienne à Verchères, où ils sont restés pendant 42 années.  Ils ont déménagés il y a trois ans, dans une maison plus petite avec un plus petit terrain, mais tout-de-même, ils reconnaissent qu’ils ont peut-être vu trop grand.  Il y a encore beaucoup d’entretien à faire. 

Mon beau-père se mit ensuite à raconter comment l’arrivée du FAX avait révolutionné leur vie de bureau à l’époque.  Puis, il parla des réseaux sociaux, dit qu’il était en réflexion en ce qui concerne Facebook ! J’ai regardé leur BBQ tout vieux, tout rouillé, ne tenant plus à grand-chose, je me suis dit qu’ils n’en achèteront sûrement pas un nouveau, qu’ils vont probablement finir leur vie avec celui-là, que c’est leurs enfants qui vont le mettre au chemin à leur mort.  Je parle de la mort, car on la sent nécessairement un peu, rôdant autour, avec la santé fragile de mon beau-père qui a entraîné des nombreux séjours à l’hôpital  depuis leur déménagement et du ménage qu’ils font tranquillement dans leurs effets personnels.  J’ai pensé à tout ça en regardant le fleuve avec eux ce matin-là.  J’ai pensé aussi à tous les deuils qu’ils ont dû faire pour se rendre jusque-là et à tous ceux qui sont encore à venir. Deuil des enfants qui ne sont plus petits, deuil de la vie active, deuil des amis et parents qui les ont quittés, deuil de la vitesse en voiture, des longs voyages, des levés à l’aube, de la capacité à contrôler son environnement.  Parfois, je me demande si j’aurai la force de faire tous ces deuils, d’accepter la vieillesse, telle qu’elle se présentera à moi, de lui ouvrir les bras, de l’accueillir, d’accepter les pertes.  Mon beau-père dit souvent : « Il y a deux options : vieillir ou mourir.  Je préfère vieillir. »  Mais, ce matin-là, j’avais le sentiment qu’il considérait maintenant ces deux options comme intimement liées.  Il lui reste moins de 10 ans, selon lui.  Comme il a toujours été quelqu’un de rationnel, de pragmatique (un actuaire !), s’il croit cela, ce n’est pas du sentiment, de la peur, c’est une conclusion logique.  Ce qui rend la chose encore plus dramatique.  

          Le brunch a été une grosse sortie pour lui.  Il a conduit 30 minutes à l’aller et 30 minutes au retour, il a marché un peu dans la chaleur, monté des escaliers, il est resté assis longtemps pour avaler toute cette nourriture.  Au retour à la maison, il était épuisé et il avait mal partout.  Il a dû prendre une pause avant de monter les escaliers extérieurs.  Il a ensuite gravit les marches en se tenant à deux mains sur la main courante, comme un bébé de 18 mois.  Une fois à l’intérieur, il marchait en titubant, il devait s’asseoir au plus vite.  Ma belle-mère semblait inquiète.

          Il nous confiera, pendant cette fin de semaine, que sa pression sanguine avait augmenté un peu, ce qui le tracassait.  Il avait donc rendez-vous, cette semaine, avec son cardiologue.  Il avait son sourire habituel, mais il était plus tremblant, plus fébrile.

          Pendant le brunch, il s’est étouffé en prenant une gorgée de bière.  S’étouffer avec les liquides, ce n’est jamais bon ça.  Tout le monde l’a regardé, tout le monde a fait comme si c’était normal, mais en même temps, tout le monde savait, qu’il y a trois ans, il ne s’étouffait pas comme ça.

          80 bougies.  80 années.  Je ne peux m’empêcher de me demander à quoi auraient ressemblé mes parents à cet âge.  Je ne les ai pas vus vieillir. Je n’ai pas pu partager avec eux ce ralentissement tranquille, apaisant et inquiétant à la fois, d’un être qui entame son dernier tour de piste.