Ma mère est décédée à l’âge de 47
ans. J’ai aujourd’hui 39 ans. Parfois, je me surprends à penser que, s’il
s’avérait que j’ai le même destin qu’elle, il me resterait seulement huit
années à vivre. Pensez-y, huit années,
ce n’est rien, pas même une décennie. Un claquement de doigts, un clignement de
paupière, et hop, les dernières années envolées, parties dans un nuage de
fumée.
Huit ans. Mon aîné aura à peine atteint l’âge adulte,
mon cadet sera en plein cœur de son adolescence. Quitter mes enfants et les laisser là, sans
avoir pu les amener au bout du chemin.
Laisser là mon travail de mère inachevé, abandonner mes enfants, les
laisser comprendre durement la vie adulte sans être là pour les guider, les
soutenir, sans pouvoir être à tout le moins une présence invisible, mais
disponible en cas de besoin. Ne pas voir
les adultes qu’ils deviendront, ne pas connaître mes petits-enfants. Est-ce que ma mère a pensé à tout ça dans les
derniers mois de sa maladie ? En avait-elle seulement la force ? Était-elle
terrorisée à l’idée de nous abandonner ? Y avait-il des choses qu’elle aurait
aimées nous enseigner avant de partir, avait-elle eu des regrets ? Avait-elle tenté d’imaginer notre avenir, de
visualiser les femmes que nous deviendrions ?
Avait-elle confiance en notre force intérieure ou, au contraire, ne
voyait-elle que notre fragilité d’adolescentes désemparées de perdre leur maman
? Et mes garçons, comment réagiront-ils
à mon départ, si celui-ci avait lieu dans huit ans ? Parviendront-ils à trouver cette force
intérieure ? Resteront-ils fragilisés
pour le reste de leur vie ? Est-ce que
mon aîné se barricadera dans la colère ?
Est-ce que mon cadet se refermera sur lui-même ?
Huit ans. Mon chum aura alors atteint la barre des
soixante ans. Sortir avec une femme plus
jeune et lui survivre, quelle malchance.
Dans huit ans, cela fera 27 ans que nous sommes ensembles. Quand ma mère est décédée, mes parents
cumulaient 21 années de vie commune.
Après toutes ces années passées ensembles, c’est un peu, j’imagine,
comme perdre une partie de soi-même. Un
vide abyssal dans sa vie, un vide à l’intérieur même de soi. Un vide qui ne doit jamais complètement se
remplir, un vide qui laisse des séquelles, qui teinte d’une nouvelle couleur le
reste de sa vie. Comment survivre à ceux
qu’on a aimés ? Mon chum trouvera-t-il
une autre amoureuse ? Humm.
Probablement. Tout comme mon père
l’a fait. Je lui souhaite. J’espère qu’elle n’effacera pas trop mon
souvenir. Juste un peu, pour qu’il n’y
ait pas trop de souffrance et que tout le monde puisse être heureux. Comment sera-t-elle avec mes enfants ? Quel rôle mon chum lui laissera-t-il jouer
? C’est elle qui connaîtra mes
petits-enfants. J’espère qu’ils auront tout
de même un petit quelque chose de moi en souvenir (des grands yeux, des longs
doigts fins, un petit déficit d’attention, de mauvaises dents, n’importe
quoi). Quel sera le chemin de mon
amoureux sans moi, restera-t-il dans son Outaouais adoptive ou retournera-t-il
sur le bord de son fleuve Saint-Laurent ?
Huit ans. Je serai encore au travail, je n’aurai même
pas encore atteint l’âge de la retraite.
Je ne peux qu’imaginer le choc des amis et collègues de ma mère
lorsqu’elle est décédée. J’imagine ses
collègues passant devant son bureau vide.
J’imagine celle qui a eu son poste par la suite (remplacer une morte, ça
doit être gai). J’imagine la peine de
ses amis, la constatation brutale, qu’à 40 ans, la vie commence à être plus
fragile. J’imagine en même temps leur
soulagement que la foudre ne soit pas tombée sur eux, mais juste à côté.
Si je franchis la barre des 47 ans,
chaque année sera une victoire, un cadeau de la vie. Une année de plus avec mes enfants, mon
amoureux, ma sœur, mes amis, mes collègues.
Une année de plus pour en profiter.
Une année de plus pour faire vraiment ce que j’ai envie de faire.
La peur de mourir, ça doit être pour
cette raison que j’ai commencé à écrire.
Pour me rappeler que je suis en vie, pour en témoigner, pour laisser une
trace de mon passage, à ma façon.
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