jeudi 31 janvier 2019

47 ans




            Ma mère est décédée à l’âge de 47 ans.  J’ai aujourd’hui 39 ans.  Parfois, je me surprends à penser que, s’il s’avérait que j’ai le même destin qu’elle, il me resterait seulement huit années à vivre.  Pensez-y, huit années, ce n’est rien, pas même une décennie. Un claquement de doigts, un clignement de paupière, et hop, les dernières années envolées, parties dans un nuage de fumée.
            Huit ans.  Mon aîné aura à peine atteint l’âge adulte, mon cadet sera en plein cœur de son adolescence.  Quitter mes enfants et les laisser là, sans avoir pu les amener au bout du chemin.  Laisser là mon travail de mère inachevé, abandonner mes enfants, les laisser comprendre durement la vie adulte sans être là pour les guider, les soutenir, sans pouvoir être à tout le moins une présence invisible, mais disponible en cas de besoin.  Ne pas voir les adultes qu’ils deviendront, ne pas connaître mes petits-enfants.  Est-ce que ma mère a pensé à tout ça dans les derniers mois de sa maladie ? En avait-elle seulement la force ? Était-elle terrorisée à l’idée de nous abandonner ? Y avait-il des choses qu’elle aurait aimées nous enseigner avant de partir, avait-elle eu des regrets ?  Avait-elle tenté d’imaginer notre avenir, de visualiser les femmes que nous deviendrions ?  Avait-elle confiance en notre force intérieure ou, au contraire, ne voyait-elle que notre fragilité d’adolescentes désemparées de perdre leur maman ?  Et mes garçons, comment réagiront-ils à mon départ, si celui-ci avait lieu dans huit ans ?  Parviendront-ils à trouver cette force intérieure ?  Resteront-ils fragilisés pour le reste de leur vie ?  Est-ce que mon aîné se barricadera dans la colère ?  Est-ce que mon cadet se refermera sur lui-même ?
            Huit ans.  Mon chum aura alors atteint la barre des soixante ans.  Sortir avec une femme plus jeune et lui survivre, quelle malchance.  Dans huit ans, cela fera 27 ans que nous sommes ensembles.  Quand ma mère est décédée, mes parents cumulaient 21 années de vie commune.  Après toutes ces années passées ensembles, c’est un peu, j’imagine, comme perdre une partie de soi-même.  Un vide abyssal dans sa vie, un vide à l’intérieur même de soi.  Un vide qui ne doit jamais complètement se remplir, un vide qui laisse des séquelles, qui teinte d’une nouvelle couleur le reste de sa vie.  Comment survivre à ceux qu’on a aimés ?  Mon chum trouvera-t-il une autre amoureuse ? Humm.  Probablement.  Tout comme mon père l’a fait.  Je lui souhaite.  J’espère qu’elle n’effacera pas trop mon souvenir.  Juste un peu, pour qu’il n’y ait pas trop de souffrance et que tout le monde puisse être heureux.  Comment sera-t-elle avec mes enfants ?  Quel rôle mon chum lui laissera-t-il jouer ?  C’est elle qui connaîtra mes petits-enfants.  J’espère qu’ils auront tout de même un petit quelque chose de moi en souvenir (des grands yeux, des longs doigts fins, un petit déficit d’attention, de mauvaises dents, n’importe quoi).  Quel sera le chemin de mon amoureux sans moi, restera-t-il dans son Outaouais adoptive ou retournera-t-il sur le bord de son fleuve Saint-Laurent ?
            Huit ans.  Je serai encore au travail, je n’aurai même pas encore atteint l’âge de la retraite.  Je ne peux qu’imaginer le choc des amis et collègues de ma mère lorsqu’elle est décédée.  J’imagine ses collègues passant devant son bureau vide.  J’imagine celle qui a eu son poste par la suite (remplacer une morte, ça doit être gai).  J’imagine la peine de ses amis, la constatation brutale, qu’à 40 ans, la vie commence à être plus fragile.  J’imagine en même temps leur soulagement que la foudre ne soit pas tombée sur eux, mais juste à côté.
            Si je franchis la barre des 47 ans, chaque année sera une victoire, un cadeau de la vie.  Une année de plus avec mes enfants, mon amoureux, ma sœur, mes amis, mes collègues.  Une année de plus pour en profiter.  Une année de plus pour faire vraiment ce que j’ai envie de faire.
            La peur de mourir, ça doit être pour cette raison que j’ai commencé à écrire.  Pour me rappeler que je suis en vie, pour en témoigner, pour laisser une trace de mon passage, à ma façon. 

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