Nous marchons tous vers la
cabane à sucre. Nous allons chercher mon
père. On est en plein cœur du mois de juin, ça fait une éternité que je suis
allée à la cabane à sucre en cette saison.
La flore est pour le moins luxuriante, ça contraste avec la grisaille du
mois d’avril. Nous sommes tous là, les
enfants, Richard, ma sœur, mes demi-frères, ma belle-mère et même les deux
chiens. Loïc, cinq ans, chigne parce que
les herbes hautes lui chatouillent les jambes.
Nathaël, 8 ans, est déjà loin devant et se plaint des adultes qui
avancent trop lentement.
Nous arrivons à la cabane à sucre, elle a un air abandonné
avec tout ce foin qui pousse autour. On entend le bourdonnement des insectes
qui ont envahis les lieux. Nous
pénétrons à l’intérieur et je ressens le vide, l’abandon encore une fois. « Il n’est plus là, qui va s’occuper de
moi maintenant ? », semble nous dire la cabane. Geneviève ouvre l’armoire en métal blanc près
de l’évaporateur et sort le sac en feutre rouge qui contient les pots. J’ai soudainement une envie pressante de les
voir, de constater de mes propres yeux ce qu’il reste de mon père. Voilà,
Geneviève sort les pots un à un. Des
pots Masson, comme dans la blague de
François Pérusse. Ça en fait quand même
une bonne quantité. C’est gris, plus pâle que je l’avais imaginé. Ma sœur se met à pleurer, je pleure
aussi. Les enfants se chicanent, ils se
frappent, je dois les priver de leur tour de 4 roues, j’aurais voulu pleurer
davantage mon père et ce vide immense qu’il laisse derrière lui, pleurer sa
mort à tue-tête, mais la vie me rattrape, je dois avant tout empêcher mes
enfants de se battre constamment, il faut que je m’occupe de cela.
Nous choisissons un pot, une partie de lui, puis Geneviève
range le reste et nous sortons de la cabane.
Ma sœur tient mon père entre ses mains, elle a pensé à s’habiller en
noir, moi pas. Je porte la camisole que
j’avais le jour où il est décédé, mais c’est un hasard. Nous pleurons doucement, pas de gros
sanglots, seulement des larmes qui coulent.
À mi-chemin, ma sœur me demande si je veux porter papa à mon tour. Je dis oui.
On dirait la passation de la flamme olympique, sauf que c’est le
commencement de rien. En fait, non,
c’est le commencement de notre vie sans lui.
Nous marchons dans les champs en transportant une partie de notre père
dans un pot Masson, c’est notre
procession à nous, de la cabane à sucre à la ferme, même si c’est improvisé, ça
l’a quelque chose de solennel.
De
retour à la ferme, nous embarquons dans la voiture de mon père pour se rendre à ses terres sur le bord du lac Long. En fait, ma belle-mère, mes deux demi-frères,
ma sœur et moi embarquons dans sa voiture et Richard suit avec les
enfants. Sa voiture, un Toyota RAV-4 qui a eu son lot de
problèmes, sera vendue dans deux jours, c’est son voyage d’adieu, son dernier
tour avec nous, elle qui nous a tous transportés plusieurs fois à l’hôpital
durant le dernier mois. On passe devant la
clairière où se tenait jadis la maison d’enfance de mon père, on roule sur les
chemins de gravier qui l’ont vu grandir, on longe le ruisseau dans lequel il a
pataugé. J’ai peine à croire qu’il ne
verra plus jamais ces endroits. Même si
la balade est lourde de sens, dans l’auto on évoque plutôt gaiment son
souvenir, on jase de tout et de rien, les filles, à l’arrière, on trouve qu’il
fait chaud, les gars, à l’avant, qu’il fait froid. Je tiens dans mes mains quelques fleurs
jaunes que Loïc a cueillies lors de notre procession dans les champs, elles
sont déjà fanées. La vie les a quittées sans que je ne m’en aperçoive.
Après notre pèlerinage sur ses terres natales, nous prenons
le chemin du lac Long. Nous stationnons
les voitures et commençons notre courte marche vers le lac. Un arbre est tombé au milieu du sentier. Nous le contournons sans rien dire, mais je
sais que tous pensent la même chose : qui s’occupera d’entretenir le
sentier dorénavant ? Je réalise soudainement tout le travail que mon père faisait
pour nous, travail immense que je ne remarquais même plus. Une fois l’arbre
contourné, je le regarde à nouveau derrière mon dos, comme si je ne pouvais
détacher mon regard de cet arbre mort, pendant plusieurs minutes il m’obsède,
je ne cesse de me demander comment nous allons nous y prendre pour dégager le
sentier. Je me sens envahie, envahie par l’arbre, envahie par ma souffrance.
Puis,
le lac apparaît au bout du sentier.
J’avais oublié sa beauté, oublié le bienfait que la vue d’une étendue
d’eau me procure. Un peu apaisée, je
pars à la recherche d’un buisson afin de pouvoir me changer. Quelques minutes
plus tard, nous sommes tous debout sur le quai en maillot de bain (en fait, je
crois que mes demi-frères sont en sous-vêtements). Il fait une chaleur
écrasante. On se demande alors comment
procéder, on se questionne à savoir si on doit d’abord sortir le sac du pot ou
non. Les enfants, eux, ne demandent qu’à
se baigner, ils se demandent ce qu’on peut bien foutre à tergiverser autour de
ce pot Masson, ils savent qu’il
s’agit de grand-papa, mais quand même, ils ont chaud.
Enfin, chacun finit par y aller à sa façon :
saupoudrage au-dessus de l’eau, poignée lancée à la volée, dépôt délicat à la
surface de l’eau. Les gestes sont
d’abord hésitants, incertains, on se regarde les uns les autres du coin de
l’œil, puis on finit par prendre de l’assurance, on devient créatif, on tente
de diriger notre poignée à un endroit précis au fond du lac, on demande si on
peut en prendre encore un peu, comme pour un bol de crottes de fromage. On analyse sa texture dans nos mains, on
l’observe. Quelqu’un remarque les
morceaux blancs, on pense d’abord aux dents, mais vu la quantité, on statue
plutôt pour des morceaux d’os. Ce qui me
frappe à ce moment-là, c’est que je peux encore toucher mon père, au sens
propre du terme. Cette poignée de cendres
au creux de ma main c’est bien lui, je peux encore avoir un contact physique
avec lui. Au départ, j’avais rejeté
l’idée de garder ses cendres à la maison, elles m’apparaissent pourtant
aujourd’hui comme la seule chose tangible qu’il reste, mon seul point de
contact réel avec lui.
On en est maintenant à orchestrer la scène finale. Mon père ayant été un grand baigneur,
amoureux des lacs, se jetant toujours à l’eau d’un coup, on décide de prendre
chacun une poignée de lui dans le creux de nos mains et de plonger à l’eau une
dernière fois tous ensemble. Sous l’air
ahuri des enfants, tous les adultes se lancent à l’eau au compte de trois dans
une synchronisation surprenante.
« Ah
! L’eau est bonne ! ». Il me semble que je l’entends prononcer ces mots
qu’il a si souvent dits, en ce 19 juin de la fête des pères.
Encore une fois tu me conduit dans ton monde je crois te suivre pas à pas tellement tu décris bien ce que tu vis....Merci de me faire revoir Yves dans mes pensées......sincèrement ta voisine du rang 5
RépondreEffacerMerci Rachelle
RépondreEffacerOuf, ce texte est beau et touchant. Une larme coule sur ma joue.
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