jeudi 28 septembre 2017

La maison vide





Il est arrivé ce moment tant redouté.  Ce moment que j’aurais voulu éviter, contourner. Ce moment que je continue de repousser, de toutes mes forces, avec mes deux bras et mes deux jambes, et toute l’énergie du désespoir qu’il me reste. 

Pour ma mère, j’ai pu l’éviter.  Mon père nous l’avait pourtant dit et répété : «  Les filles, il faudrait regarder ce que vous voulez garder dans les vêtements de Marie », «  Les filles, il faut voir ce qu’on fait avec les bijoux de maman », «  Les filles, venez faire le tri dans les affaires de maman, car je vais donner ce qu’il reste ».  Il a fini par faire le tri lui-même de ses affaires et nous amener chez-nous des boîtes de trucs qu’on était susceptible de vouloir garder.  J’avais 16 ans. J’ai pu me soustraire à cette responsabilité, faire comme si cela n’existait pas.  Aujourd’hui, c’est mon père qui est décédé et c’est ma belle-mère qui a fait des piles avec ses effets personnels, ma sœur et moi devons aller voir ce qu’on veut garder.  Une chance qu’elle a fait le premier pas, moi c’était au-dessus de mes forces.  Maintenant, je ne peux plus me défiler comme à 16 ans par contre.  Je suis une adulte, il paraît.

Alors, me voilà, avec ma sœur, dans la maison de mon père, à regarder les piles.  Évidemment, nous pleurons.  Nous regardons tous ces objets hétéroclites, comme autant de morceaux de vie, inertes.  Je suis étonnée de constater à quel point certains objets semblent avoir perdu toute contenance maintenant que mon père n’est plus là pour les faire vivre.  D’autres, pourtant, portent en eux tellement de souvenirs qu’ils sortent du lot, semblent devenir plus beaux, plus grands que nature.

On commence par les livres et les articles de toilette.  Les articles de toilette, c’est ce qu’il y a de plus facile, nous n’avons pas trop d’attachement avec ses brosses à dents et son désodorisant, mais il faut tout-de-même faire le geste de les jeter à la poubelle.  Le partage des livres se passe plutôt bien, je ne veux pas des livres de recettes et ma sœur ne veut pas des romans.  On s’accroche sur le grand livre des oiseaux.  De lui, naîtra la pile litigieuse, c’est-à-dire la pile des affaires qu’on veut toutes les deux et qu’on ne sait pas trop comment gérer ça, là, maintenant.  À mesure que nous progressons dans notre tri, la pile grossit.  S’ajoute au grand livre des oiseaux, entre autres, un porte-crayon qui a trôné sur le bureau de nos parents toute notre enfance et la peinture de loups de Robert Bateman, que mon père aimait bien montrer à tout le monde en demandant à chacun combien de loup il voyait dans l’image.

          À un certain moment, je tombe sur une pince à sourcils (peut-être plus une pince à poils de nez, au fond) et je dis à ma sœur que j’aimerais la garder.  Et là, un profond découragement s’empare de moi, je vois l’immensité de la maison, du sous-sol, de la grange, de toutes les garde-robes, et je me vois discutaillant avec ma sœur pour le moindre petit objet se trouvant dans cette propriété.  Je me dis alors que tout cela sera une expérience fort déplaisante et le mal de tête me prend.  Cette maison m’apparaît soudainement à la fois immensément vide de la présence de mon père et immensément pleine de tous ses objets.

Je n’arrive pas à me départir de la plupart des livres.  Je sais que mon père a déjà fait un premier tri il y a quelques années, donc ceux qu’il a décidé de  garder, c’est certainement parce qu’ils avaient une résonnance particulière pour lui, je veux donc voir comment je peux me relier à mon père à travers eux.  Il y a aussi ses lunettes dans leur étui.  Je me demande si c’est un bon souvenir à conserver.  Je dois passer un bon quinze minutes à tergiverser, les tournant et retournant dans mes mains.  Je finis par les garder. Ouf ! Je ne suis pas sortie du bois !   

Je mets ensuite la main sur une chemise contenant tous les papiers relatifs au décès de mes grands-parents.  Il s’agit de la même chemise que j’ai chez-moi, chemise fournie par le salon funéraire, mais la mienne contient les papiers concernant le décès de mon père.  Je me demande quoi faire avec.  Si je la garde, que feront mes propres enfants avec cela, eux qui n’ont pas pratiquement pas connus leurs arrières grands-parents ?  Je pense à tous ces souvenirs que je garde chez-moi dans des boîtes, qui intéresseront-ils à part moi ? Ne devrais-je pas jeter tout ça dès maintenant pour ne pas encombrer mes proches à ma mort ?  Que restera-t-il de moi, une fois que mes enfants auront fait le tri de mes propres affaires ? Quels objets garderont-ils comme témoins de ma mémoire, quels objets relieront-ils à moi pour une raison ou pour une autre ?  Y aura-t-il un porte-crayons dans leur  pile litigieuse ?

Pour cette première offense, nous n’avons même pas fait le tour de toutes les piles et nous sommes aussi épuisées que si nous avions couru un marathon.  Je cherche un sac assez grand pour mettre tout ce que j’ai décidé de garder dedans, le sac à poubelle se trouve à être la seule option. À mesure que je mets ses choses dedans, je suis envahie d’une grande tristesse, c’est comme ça que ça finit : toute une vie dans un sac poubelle. Je suis en train de le faire disparaître.

 

 

2 commentaires:

  1. Ma belle c'est un moment très difficile que vous vivez ta soeur et toi en ce moment....je partage avec toi cette grande tristesse...et je suis de tout coeur avec vous deux....Rachelle

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