jeudi 7 décembre 2017

Appelez-moi Monsieur

 


          Mon beau-père.  Il est né en 1937.  Un homme de son époque.  Un actuaire, ancien vice-président d’une compagnie d’assurance-vie.  Un tantinet perfectionniste et contrôlant.  Un peu TOC aussi (mon amoureux ne tient pas du voisin, voir TOC, mon amour ).  Homme de détails et de précision. Un homme qui croit qu’un bon dirigeant c’est un dictateur éclairé.

          C’est un homme qui compte les cintres dans la penderie avant que la visite arrive pour voir s’il va en manquer. On a beau lui dire qu’on peut mettre les manteaux excédentaires sur un lit dans une chambre, rien y fait, il compte les cintres.  C’est un homme qui monte son abris-soleil  avec un ruban à mesurer et un niveau.  Un homme qui ne se sent pas bien s’il n’a pas d’assiettes à pain sur la table, même si on ne mange pas de pain.  Un homme qui lit en entier les guides d’instructions, deux fois plutôt qu’une, même pour un grille-pain.

          La fin de semaine dernière, lors de notre visite chez eux, je me suis proposée pour aller à l’épicerie acheter ce qu’il fallait pour notre brunch du lendemain. Cela l’a rendu nerveux.  Il m’a d’abord demandé s’il me fallait des sacs, je lui répondis que j’en avais déjà deux, il m’en sortit alors six autres, cela me sembla excessif, mais j’ai vu dans son regard qu’il considérait que manquer de sacs à l’épicerie était quelque chose qui n’avait pas de bon sens alors je me suis tu.  Après, il s’est rendu compte qu’il n’avait plus de fromage suisse.  Il mentionna alors qu’il allait retourner à l’épicerie plus tard pour en acheter.  Mon chum, interloqué, lui répondit que je pouvais très bien acheter ce fromage parce que c’était justement là que je m’en allais, à l’épicerie.  Il redevint nerveux.  Je me suis donc assise tranquillement, je l’ai regardé dans les yeux, j’ai pris ma liste d’épicerie et un crayon et je lui ai dit que je l’écoutais.  Le voilà qui fût rassuré.  Mais là, il se lança.   Il se mit à m’expliquer c’était quoi du fromage suisse, tsé celui avec des trous dedans.  J’écoutais patiemment.  Ensuite, avec tout le sérieux du monde, il m’expliqua où se trouvait le dit fromage dans l’épicerie, en entrant à droite, à gauche du Oka…Je faisais maintenant mine de prendre des notes.  Il me dit qu’il voulait aussi de la bière…ah…il irait la chercher au dépanneur plus tard…non, non, non, je pouvais aussi me charger de la bière à l’épicerie.  Il se mit à chercher la sorte…je le devançai, Alexander Keith, la bière de Luc, mon beau-frère, son fils aîné.  Oui, c’était ça.  Il me demanda si je voulais qu’il aille me chercher une bouteille vide au sous-sol pour être bien certaine que je ne me trompe pas de sorte. Non, non, non ! Pas nécessaire.  J’avais chaud, il fallait que je sorte (il faisait toujours quarante-douze degrés Celsius chez mes beaux-parents).  Je lui dis que j’avais mon cellulaire, que s’il pensait à autre chose, il pouvait m’appeler.  Il me regarda dans les yeux : « Là, lorsque le commis va être en train de mettre les sacs dans ton auto, tu m’appelles… » Pourquoi ?????????? « … moi ça va me donner le temps de m’habiller et je vais t’attendre dans l’entrée pour t’aider à rentrer les sacs. »

-         Non, Marcel.  Vous savez, j’ai déjà fait ça, l’épicerie.  Je dirais même que je fais ça à toutes les semaines.  J’ai pas mal d’expérience dans le domaine.  Je pense que je vais m’en sortir.

Il rit.

Incroyable, que je me dis en m’en allant à l’auto.  Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué.

          Et je ne vous parle pas de ce fabuleux moment, il y a plusieurs années de cela, alors que mon chum avait prêté sa voiture à mon beau-père pour la fin de semaine.  Mon beau-père lui dit qu’il voulait avoir un « cours » avant d’utiliser la voiture (tsé pour savoir à quoi sert chaque piton).  Alors, mon chum et mon beau-père sortirent dehors et s’assirent dans la voiture.  Il pleuvait.  On devait être genre en novembre.  La voiture était garée près de la maison.  Par la fenêtre, ma belle-mère et moi observions la scène.  Mon beau-père avec son chapeau assis côté conducteur et mon chum, côté passager, qui donnait ses instructions.  Tout d’un coup, les essuie-glaces partaient et s’arrêtaient, les lumière s’ouvraient et se refermaient.  J’ai ri à en avoir mal au ventre. Ça me faisait penser à une scène de La Petite Vie, où Popa donnait le même genre de cours à Moman, lui apprenant, entre autres, à verrouiller et déverrouiller la portière « Ah ! Ah ! T’as fait barre et j’ai dit débarre ! » Moi qui avait pensé que c’était une caricature.

          En fait, mon beau-père c’est une caricature, un personnage en soi, quelqu’un comme personne d’autre dans mon entourage.  Il vient d’un milieu ouvrier et il a réussi à se glisser au sommet.  Grâce à son intelligence et grâce à sa ténacité aussi. C’est un homme fier, généreux également, et un éternel optimiste.   En dix-sept ans, il ne m’a jamais dit que je pouvais lui dire Tu.  Les amis de mon chum l’appellent Monsieur.  Moi, je ne peux pas, j’en suis incapable.  Je suis sa bru après tout.  Pour moi, c’est Marcel.  Mais, j’ai gardé le Vous.  Il ne me le dira jamais, mais je pense qu’il aurait aussi aimé que je garde le Monsieur.

         

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