L’épicentre
de ma vie a toujours été ici, dans le 5e rang nord, à Ripon. J’y ai
mes quartiers depuis que je suis en mesure de me tenir assise seule et que j’ai
percé ma première dent. J’y ai passé toute mon enfance, jusqu’à mes seize ans, année du décès de ma mère, où j’ai quitté pour Montréal.
Après un détour par Lochaber et Saint-Sixte, j’y suis revenue vingt ans
plus tard, au décès de mon père, me réinstallant dans ce bout de rang, cette
fois avec mon amoureux et mes deux enfants.
Sur
cette terre vallonnée, le sentiment de paix et de sécurité est omniprésent.
N’empêche, dans les dernières années, l’appel vers de nouvelles contrées a souvent
résonné au creux de celle-ci. Un appel quelque peu étouffé par le poids de mes responsabilités
familiales et professionnelles.
Jusqu’à
ce qu’une opportunité se présente à moi. Une opportunité aux cheveux bouclés et
au large sourire, une collègue et amie, qui m’a annoncé tout bonnement qu’elle
aimerait participer au Rallye Roses des Sables avec moi. J’ai poussé quelques
cris exaltés et l’affaire fût conclut en moins de deux, tellement cette
proposition arrivait à un bon moment dans ma vie. J’avais 44 ans. Ma mère avait
été emportée par son cancer à l’âge de 47 ans. J’avais cette urgence de vivre.
De
là sont nées les Roses de bois solidaires et notre équipage, le 155. Pendant
huit mois, nous allions préparer cette aventure, nous menant de nos terres de
la Petite-Nation aux confins du désert du Sahara, au Maroc, se rendant même
jusqu’à la frontière de l’Algérie.
Les
préliminaires
Le 16 octobre 2024, nous arrivâmes à
Casablanca après une bonne nuit de sommeil en avion, c’est-à-dire deux ou trois
heures de sommeil pour moi en position semi-assise-tournée-un-peu-du-côté-avec-la-face-écrasée-dans-le-hublot-et-les-jambes-toutes-entortillées,
et zéro minute de sommeil pour Karine pour qui le transport aérien causait beaucoup
d’inconforts. C’est donc fraîches comme deux roses fanées que nous débarquâmes
à l’aéroport de Casablanca. Bureau de change, récupération des bagages,
douanes, légère confusion entre la salle de prière et les toilettes, carte sim
et nous voilà à l’extérieur de l’aéroport attendant la navette pour notre
hôtel avec les autres roses québécoises. C’était avec elles que nous passerions
les douze prochains jours.
Dans la journée qui suivie, après
une douche et une indispensable sieste, nous débutâmes notre dépaysement en
bonne et due forme. Nous apprîmes à craindre l’eau du robinet plus que les
scorpions, nous payâmes un taxi hors de prix ayant omis la négociation
préalable, nous traversâmes une ville où circulaient uniquement des femmes
voilées et nous contemplâmes moult amoncellements de déchets le long des routes.
Mais, cette journée-là, il y eu surtout la rencontre deux de nos deux premières
amies du désert, Fannie et Valérie, l’équipage 555, avec qui nous partageâmes
un souper festif après avoir échangé seulement quelques mots. Encore
aujourd’hui, lorsque je pense à elles, mon cœur se gonfle d’amour et de
reconnaissance d’avoir pu vivre cette aventure avec elles.
Le lendemain, nous roulâmes en autocar de luxe jusqu’à Boulajoul. Des paysages de plus en plus désertiques prirent place sous nos yeux nous incitant à prendre une quantité déraisonnable de photos. Nous arrivâmes à notre hôtel en fin d’après-midi, un hôtel au milieu de nulle part avec une voiture de rallye comme statue à son entrée et un coucher de soleil qu’on nous promettait grandiose, vu du toit de l’hôtel. Je pense que c’est à ce moment-là qu’on a commencé à pleurer. Nous étions arrivées, notre aventure était à portée de main. Soixante femmes, majoritairement québécoises, surexcitées, émues, fières. Nous étions rendues. Après une année de préparation, c’était enfin notre tour ; nous allions vivre ce rallye mythique en laissant mari, enfants et une forêt de responsabilités derrière nous. Nous nous connaissions sans nous connaître, nous vibrions avec la même énergie. Le temps d’une soirée, nous étions libres, grandes, légères. Nous étions dans un mode parallèle où une douce euphorie s’emparait tranquillement de nous : la bière autour de la piscine, la séance photo dans le désert de l’autre côté de la route, le coucher de soleil sur le toit, l’apéro, les musiciens marocains, les filles qui dansent, les filles qui dansent avec les musiciens, les musiciens qui quittent, les filles qui s’improvisent musiciennes, une fille qui confond instrument de musique et corde d’extension électrique, la corde d’extension qui se déroule et se transforme en corde à danser, le souper tardif, le vin, la fatigue. Et l’impossibilité de fermer l’œil une fois au lit. L’excitation qui nous empêche de dormir tels des enfants la veille de Noël.
Le
vif du sujet
Le lendemain, réveil glacial dans ces altitudes. Quatre heures d’autocar avant l’arrivée au premier bivouac. Encore beaucoup d’émotions et de paysages majestueux. À un certain moment, l’autocar mit son clignotant à gauche ; il n’y avait rien à gauche, mise à part une étendue de sable doré. Mais je me trompais, je n’avais pas encore remarqué les deux drapeaux roses et blancs, les drapeaux du Rallye Roses des Sables. Musique d’ambiance. Des larmes, encore. Cette fois c’était vrai, il n’y avait même pas de vraie route, juste une piste cahoteuse dans sable. Le bivouac d’Errachidia se dressait devant nous.
Première surprise : nos grosses valises à roulettes se tiraient fort aisément sur le sable tapé du bivouac. Et à peine quelques mètres plus loin, une infinitude de tapis rendait la tâche encore plus facile. Je dis « grosses valises », mais je tiens à préciser que Karine et moi avons remporté, hors de tout doute, le trophée des bagages les plus compacts. Que nos chums se le tiennent pour dit. Ma première épreuve fût plutôt d’épingler notre numéro d’équipage sur notre tente pour la réserver. Fannie et moi, munies de deux épingles à couches (ou d’épingles à nourrice pour les françaises), avions pour mission de percer l’épaisse toile de la tente tandis que nos binômes s’occupaient de récupérer nos bagages. Je me rappelle avoir forcé, m’être énervée. Ben voyons que c’est dur de même. Incapable, j’étais, d’insuffler suffisamment de force à cette foutue épingle pour qu’elle traverse à la fois notre numéro d’équipage plastifié et la toile de la tente. C’était mal parti. Comment allais-je survire au rallye, si un simple épinglage me donnait autant de fil à retorde ? Après moult efforts, je fis une percée. Alléluia! J’étais en sueur et j’avais mal aux doigts, mais mon numéro d’équipage tenait le coup.
Deuxième
épreuve : les vérifications techniques et administratives. Après avoir
pris possession de notre Ford Ranger et l’avoir décoré à l’effigie de
nos chers commanditaires, nous devions gambader d’un commissaire à l’autre afin
de s’assurer que nous, nos équipements et notre véhicule étions conformes, à la
suite de quoi nous pouvions avoir notre petit bracelet rose, nous autorisant à
prendre le départ. On a eu de légers soucis avec un extincteur de fumée pas
suffisamment rempli au goût des commissaires et une absence de kit de
signalisation. Je me rappellerai toujours du marocain travaillant pour notre
loueur en train de faire sa meilleure sieste dans son camion et qui me dit que Oui,
oui, on s’en occupe. L’équipe
médicale a également sourcillé quand je leur ai dit que je ne connaissais pas
mon groupe sanguin (une poche O- pour moi !), mais nous avons négocié et réussi
à avoir notre fameux bracelet rose (que Karine a beaucoup trop serré, mais ça,
c’est une autre histoire !).
Plus tard en soirée, on a eu droit à
notre premier briefing avec le directeur de course. Il a commencé par les
généralités et les consignes de sécurité, puis il s’est mis à débiter des tonnes
de spécifications à un rythme assez soutenu, enchaînant points de kilométrage
et modifications au roadbook. OK, c’est sérieux là, on ne peut pas
juste chiller. Il faut que je fasse de l’écoute active pis que je prenne des
notes en plus. Il fait noir, je vois rien ! Vite, ma frontale. Ben voyons qu’il
parle vite de même ! Il parle du partiel pis du total. Il dit de se fier
davantage au total. Il me semble que notre coach nous a dit le contraire dans notre
formation cet été !? Légère panique. J’étais encore très émotive, mais là,
il fallait dire à mon cerveau de switcher en mode analytique, pis vite ! J’avais
avec moi mon coffre à crayons et mes marqueurs pour colorier notre
roadbook afin d’en faciliter la lecture, telle la première de classe que j’étais.
Mais j’allais faire ça quand ? On n’avait même pas encore soupé ! Réponse : beaucoup plus tard, dans
mon sac de couchage avant de m’endormir, telle un zombie. Points de contrôle.
Hors-piste. Changement de cap. Dangers. Oued. Sommeil agité.
Le
faux départ
Le départ de la
première étape n’était pas directement sur le bivouac. Il fallait suivre les
balises vertes pour le trouver, c’était ce que j’avais noté la veille sur notre
roadbook. Nous, et la majorité des équipages, avons cru voir lesdites balises.
Sur la piste, près du bivouac, il y avait en effet des espèces de tonneaux
métalliques avec une ligne verte au centre. Nous avons donc suivi ces tonneaux
jusqu’à la route principale et on a continué de rouler sur celle-ci. Les
paysages étaient magnifiques. Alors que nous nous extasions devant de
splendides palmiers au fond d’une vallée, un véhicule de l’organisation nous a
dépassé en trombe, nous obligeant à nous tasser sur le bord de la route. Nous
étions sur le mauvais chemin. Il fallait suivre les cairns orange. De un,
c’est quoi ce changement de couleur ?!?! De deux, c’est quoi un cairn ?!?! Pour
votre information, un cairn, c’est un tas de cailloux. Quand j’ai mentionné les
balises vertes, les gars de l’organisation m’ont regardé comme si je venais de
la planète Mars. Coudonc, est-ce que j’ai eu des hallucinations pendant le
briefing d’hier soir moi ?! Enfin,
pas vraiment le temps de m’interroger sur ma santé mentale, on enchaîne. L’organisation
nous a ramenées à bon port et nous étions finalement prêtes pour notre deuxième
départ, tas de cailloux orange à l’appui.
Je garde très peu de souvenirs de
cette première étape dans le désert marocain. Je ne vois que des cases de
roadbook et l’aiguille rouge de la boussole qui tourne. Je me rappelle avoir
pris TOUS mes caps, être sortie au moins cent fois du camion. Je me rappelle ne
pas avoir vraiment mangé ni fait pipi.
Je me rappelle que dès que nous voyions une voiture de l’organisation,
nous pensions que cette voiture fermait la piste et que nous étions par
conséquent bonnes dernières (même si c’est un rallye sans notion de vitesse,
l’idée d’être les dernières ne nous enchantait pas particulièrement). Je me
rappelle l’épuisement et l’incapacité à sourire lorsqu’on a pris un selfie à
l’arrivée de l’étape, étape qui devait durer entre trois et quatre heures, mais
qui nous en a pris six. Je me rappelle nos belles amies du désert qui ont si
noblement accueilli mon désarroi. Je me rappelle avoir pleuré assise sur le
bout de mon matelas dans notre nouveau bivouac. Je me rappelle avoir été
incapable de me rendre à la présentation des Enfants du désert, moment fort du
rallye, préférant rester couchée en position fœtale sur mon lit de fortune à
fixer d’un air catastrophé le roadbook de l’épreuve du lendemain sans oser
l’ouvrir.
Ah
oui, et je pense que c’est cette journée-là qu’on a vu nos premiers
dromadaires. Mais dans l’état fatigue où j’étais, je les ai regardés comme si ce
n’était que de vulgaires vaches canadiennes.
Il
me restait encore à affronter le souper, le briefing et épreuve de nuit (en
fait, c’est le soir, mais l’idée, c’est qu’il fasse vraiment noir). Karine m’a
même proposé de ne pas faire l’épreuve de nuit, pour que je puisse me reposer.
Mais ce n’était pas une option pour moi ; j’étais venue ici pour faire un
rallye pas pour faire la sieste, je devais me ressaisir. Alors, une petite
douche, de l’eau, une collation, le souper avec les amis et voilà que je revenais
un peu à moi. Pendant le souper, j’ai lâché un je m’en câlice de mon
classement qui venait vraiment de mon fond ; à ce moment-là, je souhaitais
seulement survivre à mes sept jours dans le désert. Je n’ai même pas pris
d’alcool ce soir-là, c’est pour vous dire mon désespoir.
Le
départ de l’épreuve de nuit fût lancé ; une heure, si tout allait bien, et nous
serions de retour au bivouac. Et tout allait
bien, nous enchaînions les points de contrôle au rythme du Bip ! euphorisant
du Tripy. À un moment, mon cap donna pile sur la lune, ce qui me rendit
démesurément heureuse. Je retournai dans le camion en disant, ou plutôt en
criant à Karine, Cap sur la lune ! Nous étions quand même dans le désert
du Sahara et nous nous dirigions avec une boussole et une lune, ce n’était pas
rien quand même et je commençais à être un peu fière de nous et un peu
reconnaissante de pouvoir vivre cette aventure unique. Il ne restait plus qu’un
point de contrôle, la ligne d’arrivée était à portée de main, quand nous eûmes
soudain l’impression que le sable devenait de plus en plus mou sous nos roues…je
relus mes notes dans le roadbook Si vous êtes dans les dunes, c’est le
mauvais chemin, vous devez prendre à droite. NE PAS ALLEZ DANS LES DUNES. Au
même instant, une française arriva vers nous en hurlant : C’est pas par
ici, elles sont toutes tankées devant ! Nous nous sommes regardées un peu
paniquées. Il fallait faire marche arrière. Je sortis du camion pour diriger
Karine du mieux que je pus, dans le noir le plus total, et nous réussîmes à
revenir sur la terre ferme en moins de deux ; l’euphorie était de retour ! On a
validé le dernier point de contrôle, on y était presque, la bière autour du feu
nous attendait ! Dernier indice du roadbook : Cap sur le bivouac. C’est
éclairé. Nous vîmes une lumière, mais pas de bivouac. C’était un hôtel, en
haut d’une colline, qui était éclairé. Nous aperçûmes d’autres voitures un peu
plus loin devant nous et décidâmes d’aller les rejoindre. Il y avait une route,
mais le passage était bloqué. Un marocain sortit de nulle part nous indiqua par
où rejoindre la route. C’était un détour, donc des kilomètres en plus, et ce
n’était pas en direction de la fameuse lumière. Nous avançâmes un peu, puis je
voulus arrêter. Je repris le roadbook. Cap sur le bivouac. C’est éclairé. Maudit
indice de marde ! Même pas d’azimut ! J’étais supposée voir le bivouac et je ne
voyais rien ! Pourtant, nous avions validés tous les points de contrôle ! Il
était vingt-deux heures, nous étions dans le désert et nous étions perdues ! Si
près du but ! Là, je n’étais plus découragée, je n’étais plus épuisée, je
n’étais plus anxieuse, j’étais en enragée ! J’ai proposé à Karine de ne pas
suivre les autres, mais bien la seule et maudite lumière qu’on voyait, car
c’était le seul indice que j’avais. Karine ne voulait pas qu’on se retrouve
seules, ce avec quoi j’étais bien d’accord. C’est alors que je vis une autre
équipe filer seule vers la lumière de l’hôtel ; il semblait y avoir un
passage. OK, on les suit ! Avec un mélange de détermination et de rage,
nous atteignîmes la colline et la gravîmes jusqu’à l’hôtel. Du haut de la
colline, en contre-bas, le bivouac apparut. Ses lumières éclairaient l’hôtel. À
nouveau, l’euphorie, ou plutôt, l’extase. Nous traversâmes l’arche d’arrivée au
bord des larmes, jamais de ma vie je n’avais éprouvé un tel soulagement.
Lorsque le commissaire tendit la main pour récupérer le roadbook de l’épreuve,
je lui remis avec une violence contenue. Nul besoin de vous dire que nous
avions oublié depuis longtemps l’idée d’une bière autour du feu.
Maintenant
au lit, je regardais le roadbook du lendemain sans me décider à l’ouvrir. Je
crois que Karine était partie à la recherche d’un mécano pour faire nettoyer
notre filtre à air. Ma jobe à moi, c’était le roadbook. Il était hors de
question que je fisse du coloriage ce soir. Je pris donc le livret fatidique et
me limitai à encercler les quatre ou cinq premiers points de contrôle, tant pis
pour le reste. Bonne nuit. Après tout, nous avions affronté les dunes et su
retrouver notre chemin en pleine nuit, tout était dorénavant possible.
Le
sommet de notre art
Pour
notre deuxième journée et troisième étape, la Wonder Woman, Karine
s’assura que l’on prenne davantage soin de nous. Alarme aux deux heures avec
arrêt obligatoire : collation, pipi, retrait du gros casque lourd, grandes
respirations, admiration du paysage, être contente de ne pas avoir le cancer et
d’être dans le désert du Sahara, prise de photos et remerciements mutuels pour
notre engagement dans cette aventure.
En
cette deuxième journée, nous avançâmes donc avec concentration et vigilance,
une case de roadbook à la fois. Je commençais à déchiffrer de mieux en mieux ledit
roadbook et à comprendre qu’il ne m’était pas nécessaire de prendre tous mes
caps. Nous apprivoisâmes aussi le pilotage et la navigation dans les oueds ;
rouler à bonne vitesse et se préoccuper des caps surtout pour les entrées et
les sorties. À notre pause dîner, nous avions fait la moitié du chemin et
n’étions pas encore trop épuisées. Cela dit, j’étais tellement affamée que j’ai
avalée ma canne de salade de thon en trois bouchées, celle-ci contenant
pourtant d’exécrables petits pois, dont la seule vue, en temps normal, me
donnait la nausée. Mais nous étions bien loin de toute notion de normalité.
Dans
l’après-midi, nous traversâmes de magnifiques oasis et oueds sablonneux, avec
cette impression tenace d’avoir basculé dans un autre espace-temps. Nous
enchaînâmes ensuite quelques bons coups, vérifiant nos caps et résistant à
l’envie de suivre les autres. L’étape de nuit nous auras au moins servi à
cela : se faire confiance.
Nous
arrivâmes au bivouac à une heure décente, soit à seize heures trente, huit
heures après notre départ, le temps estimé de l’étape étant entre six et huit
heures, nous étions dans les temps (bien que la majorité des équipages fût déjà
arrivée). Nous n’avions pas galéré une seule fois et étions dans un meilleur
état général que la veille, mais nous ne nous attendions tout de même pas à ce
qui allait suivre.
La
dame à la ligne d’arrivée entra son code sur notre Tripy (dispositif
servant à mesurer le kilométrage parcouru durant la journée) et déclara :
-
WOW ! Vous avez seulement dépassé de deux
cent mètres !
Moment
de doute de notre côté. Était-elle réellement impressionnée ou était-ce un
stratagème destiné à nous encourager et à éviter que l’on sombre dans le
désespoir ? À moins qu’elle ne fût sarcastique ?
-
Et les équipages déjà arrivés, ce n’est
pas ça ? de demander Karine.
-
Ah mais non, ils ont dépassé de beaucoup
plus.
-
Pour vrai ?
-
Ah mais si, j’ai pas l’habitude de dire
des conneries. Sérieux, les filles, vous êtes au taquet ! Vous, c’est direct à
l’apéro !
Faces
de stupéfaction et bruit de criquets.
Un
deuxième commissaire nous expliqua ensuite comment se rendre à la
station-service la plus proche pour faire le plein d’essence, explication que
nous ne retînmes évidemment pas.
Nous
quittâmes l’arche d’arrivée et nous nous stationnâmes un peu plus loin. Nous
enlevâmes nos casques et nous mîmes à pleurer. Nous pleurâmes et nous
pleurâmes, sans pouvoir nous arrêter, le cœur gonflé de fierté. Nous avions
réussi, après la difficile journée de la veille, nous nous étions ressaisies et
nous étions allées au bout de nous-même.
Comment cela était-ce possible ? Comment avions-nous pu enregistrer le
meilleur kilométrage jusqu’à maintenant, nous, pauvres néophytes, avec nos
aide-mémoires droite/gauche et notre forme physique anémique ? Nous avions
réussi. Depuis le début, nous le
savions, tout au fond de nous, que cette aventure était à notre portée, mais
là, nous en avions la preuve par mille. Je crois qu’il s’agissait de mes
premières larmes de fierté. Quelle incroyable découverte cela fût.
En
chemin vers la station-service, nous nous permîmes de faire les touristes,
arrêtant en bordure route et sortant nos téléphones intelligents avec
désinvolture pour prendre des dizaines de clichés d’un même paysage. Que la vie était douce et belle !
Au
bivouac, ce fût la douche puis le bar. La bouteille de rosé et la tournée pour
les amies. Ce soir-là, je n’avais pas le goût d’être raisonnable. Ce fût le
seul soir où les allées du bivouac ne me semblèrent pas tout à fait droites. Je
dus prendre une advil avant de me coucher et me réveillai en pleine nuit
avec un mal de tête carabiné qui m’en fit avaler deux de plus. Mais je m’en
foutais, j’avais fait un choix libre et éclairé. Notre performance de la veille
se méritait d’être célébrée. Nous
apprendrions le lendemain que nous nous étions classées 5e sur 95
équipages pour cette étape. Cet accomplissement, personne ne pourrait jamais
nous l’enlever.
Le
confort malgré la sortie de zone
Il nous restait
encore trois étapes à franchir dans ce merveilleux désert : la boucle
Begaa, les dunes et l’étape marathon (400 km sur deux jours avec une nuit en
autonomie complète). Déjà, nous avions fait le constat que le désert n’était
pas uniquement composé de sable fin en différentes nuances de beige ; nous avions
roulé sur du sable orangé, gravi des montagnes rocailleuses, contemplé les
dunes rosées de l’erg Chebbi, traversé des plateaux rocheux ondoyants d’un noir
luisant tels de l’asphalte concassée, serpenté dans des oueds sablonneux entre
des bouquets vert tendre d’herbes à chameaux, et il nous en restait encore
beaucoup à découvrir. Mais les jours qui suivirent, furent surtout teintés par
l’amitié, l’entraide et le besoin viscérale de profiter de chaque seconde. Nous
fîmes la rencontre de deux autres amies du désert, Audrey et Marylou. Toutes
les six, nous allions nous épauler, partager des moments on ne peut plus
intimes et s’écrouler ensemble sous les rires, les pleurs ou la fatigue.
La boucle Begaa fut un prélude à
l’étape marathon ; d’une distance de 148 kilomètres, elle était longue,
éreintante, interminable. Je tournais les pages du roadbook sans en voir la fin. À chaque froissement de feuille, indiquant
que nous nous rapprochions toujours un peu plus du fil d’arrivée, Karine
laissait échapper un petit cri de plaisir. Vint enfin le moment où il ne
restait plus qu’un point de contrôle à valider. Il était dix-sept heures, et
nous nous prîmes à rêver d’apéro au coucher de soleil. Grave erreur. Nous
avions pourtant eu notre leçon avec l’étape de nuit. L’étape n’est pas finie
tant qu’elle n’est pas finie.
Nous sortions d’un hors-piste de
quatre kilomètres et le pont de contrôle virtuel devait sonner dans deux cents
mètres. Deux cents mètres plus loin, silence radio. Nous continuâmes d’avancer.
Le kilométrage du point de contrôle était maintenant dépassé de plusieurs mètres
et toujours ce même silence qui nous tuait par en-dedans. Nous nous étions pourtant
arrêtées à plusieurs reprises pour vérifier notre cap pendant le hors-piste.
Alors là, nous nous sommes mises à faire un peu n’importe quoi : avancer,
reculer au cap inverse, additionner et soustraire des kilomètres, devenant de
plus en plus confuses et désespérées, jusqu’à ce que les commissaires nous
informassent que notre cap était le bon, mais que le point de contrôle était
quatre kilomètres plus loin, que c’était une erreur du roadbook ! Résultat : nous arrivâmes au bivouac à
dix-huit heures trente, épuisées et affamées. Le soir tombait déjà ; le soleil
s’était couché sans attendre notre retour.
Une seule consolation restait :
notre départ pour les dunes le lendemain était prévu pour dix heures, enfin une
grasse matinée ! Or, au briefing du soir, l’organisation nous annonça que
c’était le lendemain matin que nous allions prendre la photo du ruban rose
géant dans les dunes, photo pour laquelle la lumière serait optimale au lever
du soleil…Donc, on se donne rendez-vous ici demain à SIX HEURES CINQUANTE de
dire le directeur de l’organisation. Coup de pelle en pleine figure. Exit, la
grasse matinée. Il s’en suivi les
témoignages de survivantes du cancer du sein. Braillage…et culpabilité d’avoir
chialé cinq minutes plus tôt parce qu’on devait se lever tôt. Montagnes russes
d’émotions. C’était ça le Rallye Rose
des sables.
Tôt le lendemain, nous partîmes donc
; près de deux cent cinquante femmes endormies, mais solidaires, avec leurs
chandails rose pâle et leurs chèches blancs noués autour de notre cou, pour la
prise de cette mythique et grandiose photo. Lorsque nous aperçûmes le tracé du
ruban dans les dunes, nous le prîmes d’assaut comme des gamines, soucieuses de
s’y trouver une place de choix. Une fois
toutes installées, la magie opéra. Pendant au moins trente minutes, nous
dansâmes sur des tubes français, exécutant les chorégraphies douteuses de notre
animateur de foule tandis que photographes et drones s’en donnaient à cœur
joie. Tout ça était tellement
surréaliste : j’assistais au lever du soleil dans les dunes du désert du
Sahara en me déhanchant sur du Céline Dion avec des centaines d’autres femmes.
Cet exercice matinal a dû nous envoyer
des ondes positives, car la journée des dunes en fût une fort agréable pour
moi. Je dis pour moi, car je ne peux parler au nom de ma chère pilote
pour qui la pression était grande en cette journée. L’épreuve phare du rallye
qu’elle a, cela dit, relevé avec brio et enthousiasme. Nous ne nous sommes pas tankées
une seule fois, comme disent les françaises. Dans les dunes, mon travail à
moi consistait essentiellement à me tenir après la poignée et à crier des
« Wahoo! » bien sentis. L’épreuve était également plus courte, soit
78 km. Nous fûmes donc de retour bercail à quinze heures trente. Pour une fois,
nous pouvions prendre un peu plus notre temps et nous fîmes même une courte
sieste. Nous devions aussi préparer nos bagages pour l’épreuve marathon du
lendemain. Une nuit en autonomie complète nous attendait, suivie de l’arrivée
finale et d’un dernier changement de bivouac. Nous étions fébriles et déjà un
peu nostalgiques de quitter Merzouga et ses dunes rosées.
Le
dernier coup de massue
Le départ pour l’étape marathon se
fit sans heurt. Le directeur de course nous avait promis des paysages
grandioses et nous ne fûmes pas déçues. Moi qui avais si peu pris de photos
depuis le début du rallye, je me mis à dégainer mon téléphone de manière
compulsive. La fin annoncée de notre aventure, m’incitait à vouloir tout
immortaliser, tout capturer, tout me remémorer. Il y eut les dromadaires
sauvages, le village fantôme, les vues à 360 degrés. Il y eut en plus une
avancée sans difficulté et une validation de tous les points de contrôle. Il y
eu aussi les intestins de Karine qui décidèrent de moins bien fonctionner en
cette journée spéciale sans douche ni toilette. J’avais hâte à cette nuit-là,
hâte de voir le ciel étoilé qu’on nous promettait magnifique. Toute la journée,
ma deuxième obsession, après les photos, fût le ciel nuageux au-dessus de nos
têtes ; il était possible que je ne voie pas une seule étoile de la nuit. Je
n’en revenais pas, jamais je n’avais imaginé que le désert puisse cohabiter
avec un ciel couvert.
Nous arrivâmes les premières au
point de rassemblement que nous avions fixé avec nos amies. L’endroit n’était
pas des plus fantastiques avec son sol rocailleux et son absence d’arbuste pour
renflouer notre réserve de bois, mais nous avons préféré y rester et attendre
nos copines qui ne tardèrent pas à arriver, brûlées et exténuées, les balades
en ssv étant nécessairement plus éreintantes et salissantes que celles en
camion.
Nous installâmes nos minuscules
tentes et étendîmes nos couvertures de survie au sol en guise de nappe pour le
souper. J’ai grignoté mon repas déshydraté avec une pointe de dépression. J’étais
épuisée et n’avais pas trop le cœur à fêter, comme on le voit sur les vidéos du
rallye ; des filles qui rigolent en levant leur verre autour d’un grand feu et
qui chantent à gorge déployée. Nous n’avions pas d’alcool, nos quelques
branches ramassées à la fin de la journée nous permettaient d’espérer au mieux
quelques flammes timides, trois de mes copines avaient les intestins bousillés
et Fannie, croulant de fatigue, attendait patiemment que 20h00 sonne avant d’aller
se coucher.
Mais c’était sans compter sur l’arrivée
inattendue de roses d’expérience qui avaient prévu un goûter de luxe pour cette
étape spéciale, incluant champagne et foie gras qu’elles partagèrent
généreusement nous. Aussi, le PC médical se pointa avec sa cargaison d’Immoduim,
le Saint-Graal pour mes amies. Puis, le ciel s’éclaircit et je pu enfin
contempler les étoiles. Et notre feu ne
fût pas si mal, tout compte fait. La soirée se termina dans la joie et la
douceur.
Le réveil fût toutefois brutal.
Après une nuit passée dans un sac de chips (c’est-à-dire sous nos couvertures
de survie pour ne pas avoir trop froid), les préparatifs du matin, à jeun et
sans café, me semblèrent interminables. Me lever, m’habiller, aller faire pipi,
rouler mon sac de couchage, chaque étape était d’une lourdeur, comme si on
avait mis du plomb dans mes souliers. Quelques craquelins au beurre d’arachide
et voilà que nous étions reparties, les yeux collés, les ongles sales et l’esprit
embrouillé.
À
dix heures du matin, nous n’en pouvions déjà plus. J’avais eu ma dose de désert,
de cap à relever et de points de contrôle. Nous croisâmes un équipage français
qui partageait notre ressenti : « Ah putain ! Qu’est-ce qu’on en a
marre ! ». Et en cette dernière journée, la poussière était au rendez-vous,
obstruant notre vue et enveloppant tout d’une minuscule pellicule brune. La
lecture du roadbook m’était devenue pénible, la fatigue rendant ma
concentration de plus en plus difficile. Aux alentour de midi, le cauchemar se
produisit : nous loupâmes un point de contrôle. Quelle était notre erreur ? Nous avions probablement
pris la mauvaise route à l’endroit où les voitures se croisaient. J’avais mal
noté/compris/interprété les indications du directeur de course. Nous étions
larguées. La déception fût grande pour les premières de classe que nous sommes.
Il faut dire, qu’avant l’étape marathon, nous étions 14e au
classement général et que, secrètement, nous rêvions d’un top 10. Ce serait pour une autre fois. La motarde s’arrêta
près de nous et nous indiqua gentiment le chemin de la station-service où nous
devions aller pour le prochain pont de contrôle.
À la station-service, nous avons
mangé notre dernière canne de thon, assises sur la tail gate du camion,
la mort dans l’âme, dans la cuisante chaleur du midi, envahies par les mouches
et l’odeur des toilettes turques qui débordent. Un beau moment.
Mais pas le choix de se ressaisir et
de continuer coûte que coûte. C’est donc avec plus de légèreté et moins de
pression, mais toujours autant de poussière, que nous avons terminée l’étape. L’arche
d’arrivée était là, les deux pénis roses, comme on les appelait
affectueusement. Nous avons dû attendre en file, puisque le passage était
étroit et que nous étions plusieurs à arriver en même temps. On s’est regardé et on s’est demandé pourquoi
on ne pleurait pas. Nous avions pleuré pendant tout le rallye et là, ça ne
voulait pas sortir. Peut-être étions-nous encore trop sur le qui-vive ? Nous
savions toutefois qu’il nous restait encore une heure trente de route à faire
avant d’atteindre le dernier bivouac. L’attente en file fût longue, on en
profita pour se nettoyer les ongles, toujours un peu coupées de nos émotions. J’observai
ma boussole et j’avais peine à croire que je n’aurai plus besoin d’elle.
Après être passée sous l’arche d’arrivée,
on a eu droit à une séance photo. Quelle chance d’avoir un photographe
professionnel pour te croquer le portrait dans un des moments les plus vulnérables
de ta vie où tu manques cruellement de vitalité et d’hygiène.
La
fin
Nous arrivâmes au
bivouac de Tiguerna dans le noir et sous la pluie. Il était plus de dix-neuf
heures. Des musiciens marocains très enthousiastes se mirent de la partie pour souligner
notre arrivée à ce dernier bivouac. Nous les regardâmes d’un air blasé. Tout
ce qu’on veut c’est se laver, manger, dormir. Mais quelques
heures plus tard, galvanisées par l’énergie du dernier briefing et du
champagne, nous voilà tu pas en train de se déhancher sur la piste de danse
comme s’il n’y avait pas de lendemain, mues par un grand sentiment de liberté
et d’accomplissement personnel. Quel bonheur ce fût aussi d’apprendre que nos
amies, Audrey et Marylou, venaient de se classer au premier rang dans leur catégorie,
le club entreprise.
Nous n’étions toutefois
pas complètement au bout de nos peines, il nous restait encore à affronter la
conduite dans les routes vertigineuses du Haut-Atlas, la circulation à Marrakech
et la négociation de taxis avec les locaux. Nous avons tout de même eu droit à
deux nuits dans un hôtel de luxe et à une journée en touristes à Marrakech,
journée pendant laquelle nous cessions de nous demander si nous avions bien
vécu ce que nous avions vécu.
Les aurevoirs avec les amies furent
difficiles, dans le taxi qui nous amenait à l’aéroport, je pleurai comme un
bébé. Le plus étrange, c’est que toutes les six, nous nous étions dit que nous
ne participions pas à ce rallye dans le but de se faire des amies. Le destin en
aura décidé autrement.
Pour clore cette aventure, je vous
laisse avec ces mots de Valérie : « Coudonc, c’est pas un rallye,
c’est une thérapie déguisée en rallye ».
Voilà. Tout est dit.