C’est
la première fois que nous y allons toutes les deux. Il n’y a aucune autre activité de prévue au
programme, seulement ça. Seulement y
aller. Seulement être ensembles, avec
eux. Essayer d’être en famille, à notre
façon, comme on peut. Leur rendre
hommage aussi, les remercier, même si en quelque part on se sent
abandonnées. Avoir été tant aimées et
avoir été abandonnées si tôt. Un amour
que tu crois éternel et qui, du jour au lendemain, s’arrête abruptement. Une bulle qui éclate. Brusquement et sans
aucun retour en arrière possible.
Aujourd’hui, nous tentons de faire vivre ce qui peut encore vivre, de
laisser derrière nous ce qui n’est plus, nous tentons de recoller certains
morceaux, de nous tenir debout, de voir à quoi peut ressembler notre bonheur
sans eux.
Les
deux sœurs. Nous deux. Elle et moi.
C’est le temps de le dire : une chance qu’on s’a.
C’est
l’automne, pas l’automne qui réchauffe avec ses couleurs chatoyantes, l’autre
automne, celui qui nous recroqueville avec sa pluie, ses vents froids, sa
grisaille, celui nous glace les os. Le
ciel est bas et nous englobe presque avec son épais brouillard, le sol,
recouvert d’un tapis de feuilles détrempées, absorbe chacun de nos pas. On marche dans cet automne de la fin octobre,
tableau parfait pour le genre de visite que l’on s’apprête à faire. C’est presque trop, le décor d’un film
d’horreur. Que trouverons-nous au bout
de notre chemin ? La souffrance, la
paix, l’absence, l’abandon, la grâce, la force de continuer ? Toutes ses réponses sont possibles. En ferons-nous une tradition, un genre de
conseil de famille, tous les quatre, tels que nous étions il y a plus de vingt
ans déjà ? Deux fois par année. Une au cœur de l’automne, l’autre au cœur du
printemps. Vingt ans entre les
deux. Ma mère d’abord, à l’automne 1995,
quatre jours avant le dernier référendum sur la souveraineté. Cancer agressif de l’utérus. Mon père ensuite, au printemps 2016, la
veille de la fête de mon fils aîné. Cancer
agressif de la prostate et neuroendocrinien.
Ils sont maintenant tous deux réunis, sous terre, sous cette pierre
tombale qui porte leurs deux noms.
Je
regarde cette pierre en compagnie de ma sœur, je tente de les voir à nos côtés,
de reconstituer notre famille.
Il y
a longtemps que j’étais venue au cimetière.
Dans les premières années suivant le décès de ma mère, j’y allais
souvent. La première chose qui me frappa
est comment le temps avait laissé ses traces sur la pierre. Elle était usée, pleine de mousse. Cela me dérangea, j’eus l’impression de
l’avoir abandonnée, de ne pas avoir pris soin d’elle. Je me promis de revenir avec un grand sceau
d’eau et du savon pour lui refaire une beauté, rien de plus déprimant qu’une
pierre tombale abandonnée. Seule la date
du décès de mon père, fraîchement gravée, était propre. Ma sœur me confia son truc, quand elle venait
rendre visite à maman, et maintenant à papa, elle prenait la clef de son auto
et la passait dans les interstices pour enlever les mousses, ce que je fis, je
grattai aussi avec mes ongles.
Nous
étions accroupies et nous grattions.
Tout en leur parlant, tout en se rappelant des souvenirs, tout en leur
demandant de nous aider à continuer à regarder en avant, à avancer malgré la
perte. Je ne pouvais m’empêcher de
gratter, même avec des fourmis dans les jambes et tous les inconforts que la
position accroupie apporte. Je ne
pouvais m’empêcher de penser à la cure de nettoyage que je donnerais à cette
pierre tombale. Je prendrais soin de
cette pierre tombale. Mes parents n’ont pas
eu le temps d’être vieux, nous n’avions pas eu le temps de prendre soin
d’eux. Un autre manque, une perte
secondaire qui s’ajoute aux autres, toutes ses petites pertes qui accompagnent
la perte immense qu’est celle d’un être cher.
Je
m’affairais à enlever ces mousses et ça me fessait un bien immense. Le moins que je puisse faire pour les
remercier, c’était de garder en état leur dernière demeure.
J’avais
apporté les dernières fleurs d’automne qu’il y avait sur mon terrain, elles
étaient détrempées comme tout ce qui nous entourait aujourd’hui.
Ma
sœur se rappela être venue une fois au cimetière avec papa. Moi, je venais toujours seule, mais une fois
nous nous étions croisés par hasard. Je
le vois encore, de l’autre côté de la clôture, en jean et en chemise bleue à
manche courte, m’interpellant : « Dédé ! ». J’avais été soulagée de le voir ici, car cela
faisait déjà plus d’un an que ma mère était morte et mon père avait eu quelques
« blondinettes » comme il les appelait. J’avais une peur bleue qu’il oubli ma mère et,
avec elle, une partie de nous, ses filles.
Sa présence ici m’avait rassurée.
Aujourd’hui
qu’est-ce qui pourrait bien me rassurer en cet endroit ? Qu’est-ce qui pourrait m’apaiser ? J’étais trop jeune pour avoir perdu mes
parents, trop jeune pour avoir perdu cet amour inconditionnel qui veille et qui
prend soin, malgré tout. J’étais trop jeune
pour être vieille. J’étais beaucoup trop
jeune pour gratter la pierre tombale de mes parents. Soudain, ce geste ne m’apaisa plus du tout,
il m’enragea, je n’avais plus du tout envie de me recueillir et de tenter de
communiquer avec mes parents. Qu’est-ce
que je faisais ici par ce froid de canard à attendre je ne sais quelle
révélation, je ne sais quelle présence céleste ? J’avais beau essayer, je ne me sentais
remplie de rien, je me sentais vide, je cherchais l’âme de mes parents et je ne
le trouvais pas. Cette pierre tombale
plein de mousse me désolait, je ne la reconnaissais plus, elle me semblait
anonyme.
Je
me suis mise à crier, je ne savais plus ce que je disais, je ne savais plus ce
que je criais, je frappais la pierre tombale je crois, ma sœur tentait de me
calmer. Elle m’emmerdait avec sa voix
posée, pourquoi personne d’autre ne joignait-il sa voix à la mienne ? Je me suis mise à courir comme possédée par
le démon, je me suis enfargée dans une branche et je me suis étalée de tout mon
long sur le sol détrempé. Désespérée, ma
sœur, voyant que je ne me relevais pas, s’étendit à mes côtés et se mit à
pleurer avec moi.
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