vendredi 27 juin 2025

Un panier funéraire


 

        À la maison, on a notre mur des morts. Ou plutôt, notre côté de frigo des morts : on y a épinglé tous les signets commémoratifs des personnes de notre entourage décédées récemment. Le plus ancien, celui de notre ami Alain, remonte à 2011, l’année où mon plus jeune fils est né, et le plus récent est celui de mon beau-père, décédé en 2023. Ils sont là, sur leur côté de frigo, et me regardent lorsque je brasse ma sauce à spaghetti ou que je tourne mes œufs en essayant de ne pas crever le jaune. J’aime bien les avoir près de moi pour accomplir ces petits gestes du quotidien, j’y trouve un certain réconfort.

Mais, la fin de semaine dernière, j’ai fait un genre de saut dans l’avenir qui m’a un peu perturbé. Ma famille et moi sommes allés visiter une amie de longue date de mon amoureux. Mon amoureux est plus vieux que moi, il approche désormais la soixantaine, son amie également, et le mari de celle-ci a déjà franchit le cap des soixante-dix ans. Donc, leur couple constitue en quelque sorte une vision de mon amoureux et moi dans une dizaine d’années. L’une des premières choses que j’ai remarquée chez eux, c’est un panier en osier, posé sur le buffet de la salle à manger et contenant une multitude de signets commémoratifs. Un panier rempli de mort. Il y en avait tout un bouquet. J’ai alors partagé à nos hôtes que, chez-nous, les morts étaient sur le frigo. Ils me répondirent que c’était pareil pour eux avant, mais que maintenant il y en avait trop, d’où le l’idée du panier.

          Mes doigts s’agitèrent dans leur panier ; je manipulai les signets, regardai leurs morts. C’est vrai qu’ils étaient nombreux. Je ressentis soudain un vertige et dû m’éloigner du panier. Je me demandais à partir de quand nous connaîtrions plus de gens morts que vivants. J’avais l’impression que nos amis étaient à la croisée des chemins. Bientôt, leur panier serait plus garni que leur cercle social. Et je me dis que, dans dix ans, nous ferions peut-être le même constat.  

J’imagine un couple dans la jeune vingtaine avec son panier vide, ou peut-être garni d’un ou deux grands-parents esseulés. Puis, les années passent et les signets s’accumulent ; un oncle, une tante, une mère, un père, un enseignant, un frère, une sœur, des amis, un amour, jusqu’à ce que le panier déborde et que ces êtres de papiers ne soient plus que nos seuls liens, nos dernières relations.

 

          Le panier m’obsède. Il est un symbole qui me dépasse. Un panier de morts, mais qui témoigne d’un parcours de vie. La vie comme une succession de deuils. Et plus on vieillit, plus les deuils s’accumulent, les petits comme les grands. Viendra le jour où nous serons des endeuillés permanents, parce que les pertes et les absences auront pris toute la place et, à ce moment-là, peut-être serons-nous prêts à tirer notre révérence, un sourire serin aux lèvres.

         

 

vendredi 6 juin 2025

Les joies de la banquette arrière

 

Dans ma jeunesse, dès lors que mes parents ont autorisé mon passage de la banquette arrière à la banquette avant, dans la voiture familiale, ma vie a changé. Je n’étais plus petite. Je pouvais être devant, à égalité avec mes parents. J’avais maintenant droit au pare-brise, d’où je pouvais fixer l’horizon, admirer le paysage, contempler la route filant à perte de vue. Cela contrastait avec la banquette arrière, où les derrières de tête de mes parents constituaient mon seul panorama.  Je ne savais pas, hélas, à cette époque, que la banquette avant constituait une avancée vers l’âge adulte et les responsabilités.

À l’heure où j’écris ces lignes, j’en ai passé des années sur la banquette avant, des années à piloter ou à co-piloter, à prendre en charge, à décider, à organiser. De cette tour de commandement, j’en ai géré des collations, des déchets, des arrêts pipis, des chicanes, des jeux débiles pour passer le temps.

Mais récemment, j’ai opéré un retour vers la banquette arrière. À 45 ans, me voilà assise à l’arrière de ma propre voiture avec mon benjamin, alors que mon aîné conduit guidé par les sages conseils de son paternel. La détente totale ! Comme si le fait d’être reléguée au second rang évacuait du même coup une partie de ma charge mentale. Je suis confortablement assise sur mon siège, ma tête reposant mollement sur le dossier, les yeux mi-clos, la respiration calme, le sourire souverain. Je ne suis plus responsable de rien ; j’ai 14 ans et je suis dans le moment présent. Carpe Diem. Namasté. Inch allah. Non seulement je ne peux interférer d’aucune façon avec la conduite de mon aîné, mais mon chum n’est pas non plus en mesure de me mitrailler de ses questions sérieuses et ennuyantes, très efficaces pour me déclencher une migraine. Encore mieux : personne ne me parle. Mon plus jeune a ses écouteurs visser aux oreilles, mon plus vieux surveille la route et mon chum surveille mon plus vieux. Personne ne se soucis de moi et personne ne me demande rien. Un rêve.

J’ai tellement aimé mon expérience de banquette arrière que, quelques jours plus trad, alors que je me dirige vers la voiture avec mon chum et mon plus jeune, celui-ci me demande s’il peut s’assoir devant et je m’entends répondre : « Mais, bien sûr, mon grand ! ». Cette fois, non seulement je suis assise à l’arrière, mais j’y suis seule !  Je m’étire les jambes. J’ouvre ma fenêtre. Je sors ma main et teste la résistance de l’air comme lorsque j’avais huit ans. J’entends des bruits indistincts de conversations à l’avant, je ne peux deviner de quoi ils parlent et cela me réjouis, car c’est sûrement sans importance. Je me laisse conduire et laisse le poids du monde aux autres.

Ce qui m’inspire cette petite philosophie à cinq cennes : je devrais me mettre plus souvent en mode banquette arrière. Tsé, le fameux lâcher prise. Laisser les autres décider, pour une fois, suivre la vague, être dans le moment présent, se permettre d’avoir 14 ans, les boutons d’acné en moins et les taches de vieillesse en plus.